mardi 22 septembre 2009

Bon vol, en voiture volante

Livre n°1
Auteur : Oyavie AIVEYO (nom très commun chez ces aliens)

Les enfants ! certains livres de science-fiction, sous l’apparence spirituelle d’aventures emplies d’humour, recèlent parfois des réponses (bonnes) aux mystères du monde. Alors attention ! ouvrez l’œil intérieur, et le bon.
Avertissement : d’indispensables notules permettent de comprendre le sens des mots intraduisibles. Sortes de jeux drôles rendant plus finauds.

Au commencement était une voiture volante isolée… Pauvre petite fille riche vs pauvre jeune chevalier, riche en expériences.


BON VOL

Blêmes étaient les deux lunes (l'une moins que l'autre cependant). Sous elles se prélassait un espace aussi vert que désert : pas un fmutozzh.

Fmutozzh : Mot intraduisible. Correspond à un être vivant improbable quoique velu. Dit souvent : "miaou!". Fait patte de velours quand le terrain devient glissant. Montre les griffes si on le prend à rebrousse-poil. Sur lui des racontars circulent (certains pourraient être apocryphes) : "Ne réveillez pas le fmutozzh qui dort", "L'habit ne fait pas le fmutozzh", "La nuit tous les fmutozzhs sont gras", "Fmutozzh échaudé craint l'eau froide", "Faut pas pousser le fmutozzh dans les orties"…

Mine de rien, voici que le parc n'est plus tout à fait vide. Se dirigeant du côté de l'austère université qui chantourne l'horizon, une ombre traverse l'aire dégagée. Au moment où l'on s'y attend le moins, la silhouette bifurque. Ses pas s'orientent vers une machine esseulée. Il s'agit d'un véhicule de grand luxe flambant neuf. Les fringues du quidam sont loin d'arborer le même standing. Le curieux tourne autour de la machine. A l'aide d'une lampe de poche, il explore le châssis. Puis il s'engouffre à l'intérieur de l'engin, la serrure semblant peu fermée. Un sifflement interloqué retentit : l'intrus vient d'apercevoir la clef de contact en place. Il siffle de nouveau en remarquant un somptueux sac à main répandu sur le siège arrière.
Tandis qu'on s'affaire à l'intérieur du cockpit, surgissent deux jeunes élégantes les bras encombrés d'achats (surtout l'une l'autre étant plus petite mais pas pour cette raison). La porteuse entrevoit le rôdeur, elle glisse à l'oreille de sa compagne.
— Oh! oh! Vealmioun. N'aurais-tu pas de la visite?
L'hôtesse involontaire lâche le minuscule paquet qu'elle tenait du bout des doigts.
— Fiente de stuxxh!
— Moins fort. Cela pourrait alerter le malandrin.
Vealmioun néglige de ramasser l'objet. Non sans peine, sa camarade le fait pour elle.
Fiente de stuxxh!
— Arrête de dire des gros mots. Si tes parents t'entendaient.
L'avisée donneuse de conseils entraîne son amie derrière un buisson joufflu d'où elles peuvent voir sans être vues.
— Tilfreu de vret! C'est le troisième qu'on me chipe cette année. En plus : le dernier modèle. J'ai eu un mal fou à l'obtenir.
— TON PERE a eu…
Elle se tord les mains.
— Pareil! Aïe, aïe, aïe! Un Xib 33 de chez Deuroz. Ce qui se fait de mieux. Papa va m'arracher la tête. Ou pire.
— Pire?
— Grubbyako! Il serait bien capable d'annuler mon séjour dans l'île du Saint Dandy.
— Il te suffira d'aller faire bronzette ailleurs.
— Tu le sais fort bien. Pas au moment crucial, quand il faut ab-so-lu-ment y être vu. Sinon… Quelle horreur! Toutes mes relations vont me tourner le dos.
— Qué malheur!
— Cela n'a rien de plaisant, Diazus.
— Tes parents t'offriront incessamment un autre Xib 33. Comme d'habitude. Ils te passent tous tes caprices.
— Caprices? Moi? Oserais-tu soutenir que je suis une capricieuse, les yeux dans les yeux?
Les regards s'embrochent. Après une attente insupportable, l'amie répond.
— Oui!
— Alors tu divagues.
Aussitôt Diazus sort sa carte maîtresse.
— La preuve : si l'on te refuse quelque chose, tu trépignes.
— Sornette. Figure-toi que j'eusse jamais trépigné de toute ma vie.
— Tu le jures?
— Sur la tête de Sbrugu l'Admirable.
— Dans ce cas, excuse-moi. Pour ça, mais pas seulement.
— Pas seulement?
— Oui. Tu te souviens, cette brochure de mode? Tu vois laquelle?
— Tout à fait.
— Eh bien! désolée. Je ne pourrai pas te la prêter.
Elle trépigne sur-le-champ.
— Tu avais promis, juré.
Diazus sourit tant qu'elle en rit.
— Mais non, tu l'auras ton magazine.
L'excitée se ressaisit instantanément. Elle prend un air gourmé.
— Cela ne compte pas. Tu me pris en traître. Je n'eus pas le temps de m'organiser.
— En attendant, pas d'inquiétude. Bientôt un nouveau Xib 33 te sera livré à domicile. Tout beau tout neuf.
— Malheureuse, impossible. Pas avant une éternité. Imagine qu'il s'agit d'une série confidentielle. Pour l'acquérir, il fallut implorer nos plus puissantes relations. Et encore, a-t-on eu beaucoup de chance. Un cadeau d'anniversaire en plus : ce n'est pas du jeu.
— Fais-toi une raison, ma douce.
La propriétaire se redresse avec une brutalité d'harpie enquiquinée pendant sa sieste.
— Jamais! Il est en ma possession depuis seulement hier. Je me battrai s'il le faut.
Aux cent coups, Diazus la tire vers le bas. Une bouffette se déchire et pendouille. Elle essaye gauchement de la réajuster.
— Calme-toi. Tu risques un mauvais coup.
Après tergiversations, l'intrépide batailleuse consent à s'abriter derrière la belle plante ataviquement douée pour le camouflage. Soudain le flamboiement d'une ampoule mentale en survoltage irradie l'intérieur du cortex cérébral de l'exaltée.
— Oh! mais j'y pense. Il me vient une idée…
Diazus estime qu'elle n'avait pas tort de s'alarmer.
— Je t'arrête tout de suite. Je les connais, tes idées. Elles virent toutes au désastre.
Une pointe d'hilarité stridente se coince dans le gosier de la trouveuse.
— Cite-moi un seul exemple, s'il te plait.
Front plissé, la questionnée scanne sa mémoire.
— Mmm…
Puis elle débite le fichier sur un ton inexorable.
— L'ancien salon de coiffure Altroï, les jumelles Druvtine, le yacht des Gomvorbitz, la grosse…
D'un revers de main distrait, l'accusée expédie la liste au fond du néant.
— Vétilles, broutilles, bagatelles. Comme toujours, tu es de mauvaise foi. M'a-t-on jamais fait le moindre reproche?
L'objection méduse l'interlocutrice qui ne s'attendait pas à une telle insincérité.
— Evidemment. Avec le nom que tu portes.
— Taratata! Tu fabules. En tout cas, cette fois mon plan ne peut que fonctionner à merveille.
— Belle promesse, entendue avant chaque catastrophe.
— Cette fois-ci, j'ai un plan fabuleux.
— N'y songe plus. Renonce.
— Alors là! pas question de me laisser déposséder une nouvelle fois. Tu vas voir ce que tu vas voir… Œil de filkoun! Mon réticule.
La prudente subodore l'extinction du plan mirifique.
— Je te rappelle que tu l'as oublié dans ton petit débris.
— Jalouse! Tu le dénigres parce que cet appareil est au-dessus de tes moyens.
Diazus se retient de ricaner.
— Et concernant le réticule : c'étais trop tard pour revenir.
— Tu te trouvais à quelques pas de TON véhicule.
Vealmiou perçoit le ricanement dissimulé.
— Cesse de me tancer, tu n'es pas ma gouvernante. Et pourquoi n'allas-tu pas le chercher toi-même?
— Ne me confonds pas avec tes domestiques : même si je porte tout.
— Il s'agit de tes affaires.
— Ah ça! j'aimerais comme toi me faire livrer.
Mais la propriétaire n'écoute plus.
— J'y songe. Il y a une autre méthode… Tu vas voir comment je puis boucler ce malfaisant.
— Arrête, Vealmioun. Ne prends aucun risque.
— Risque? Laisse-moi m'esclaffer. Ah! Ah Ah!
Bien qu'elle puisse raisonner juste, son rire sonne faux.
— Mon idée est plus que sûre.
— Tu m'inquiètes vraiment.
Elle montre son poignet en égrenant un petit rire triomphant.
— Voici mon arme secrète.
Un bracelet-montre vient se placer sous le nez voisin. Elle chantonne, sûre de son petit effet.
Ta, ta, ta, ta, ta, ta!
L'amie écarquille les yeux. Contrairement à son habitude, Vealmioun adopte un ton modeste.
— Le concessionnaire m'en avait bien parlé, mais cela m'était complètement sorti de l'esprit. Par chance, je le pris. Il me parut mignon.
L'objet est tout sauf vilain. Elle appuie sur un ornement. La portière se referme.
— Et voilà! Bien fait pour toi. Na! Non mais.
Elle clique trois fois sur le même élément.
— Désormais chaque issue est bloquée.
Elle appuie encore mais à côté.
— Ainsi on coupe les circuits électriques.
Effectivement les lumières du véhicule s'éteignent.
— Tu es fait comme un chproucheeh, mon gaillard.

Chproucheeh : Vide-ordures vivant. Noue des relations épisodiques avec le fmutozzh. Sportifs, ils courent ensemble. Intelligence au-dessus de la moyenne : il pourrait facilement extraire une racine carrée d'un silo rond. On connaît le chproucheeh d'égout et celui des champs. Matérialistes, tous deux s'intéressent plus au lard qu'à l'art. Les chproucheehs d'égout ignorent le chant et ceux des champs n'ont aucun goût.

La merveille technologique retourne sous les narines d'une Diazus ébaubie.
— Contemplez, ma chère. Constellé d'authentiques pierres précieuses. Sans quoi jamais je ne porterais un tel bazar. En plus, cela fait…
Au comble de la jubilation, elle se remet à chantonner en hachant les syllabes.
Té-lé-pho-ne.
Soudain péremptoire, elle parle au bijou multi-usage.
— Allo! M'entendez-vous?
Une voix métallique et revêche répond par l'affirmative.
— Parfait! Alors venez arrêter un bandit qui veut me dépouiller. Je viens de le capturer à mains nues.
La voix ferraillante intime une parole.
— Où?
— Entrée Nord du parc des hêtres rares.
— Quand?
— Maintenant. Allez, presto.
— Combien?
— Je me bats toute seule contre eux.
L'acolyte est scandalisée par ce mensonge impudent (elle n'en identifie qu'un).
— Et moi, je ne compte pas?
— Toi, tu ne fis rien. Tu te bornas à n'être qu'un simple témoin. C'est moi qui eu l'idée d'attraper ce brigand. Ainsi que le reste du plan stratégique.
Diazus produit un ricanement aigu qui se veut mondain.
— Voici qu'elle se prend pour un généralissime.
L'auxiliaire de l'antigang est horrifiée à la pensée qu'on puisse mettre en doute ses capacités géostratégiques.
— Non! Si! Presque, madame.
La coquette se remet à parler au cadran.
— Hé! Dites donc. Hâtez-vous un peu. Je n'ai pas de temps à perdre. Je vous ai mâché le travail. Il vous suffit de cueillir les voyous. Allons, du nerf. Ah oui! Vous avez affaire à une nièce du Maréchal-Roi. Damoiselle Vealmioun be Hastros-Kriptel.
La standardiste s'étrangle et change prestement de ton. Elle s'exprime désormais avec une obséquiosité fleurie. Bruit ouaté : la portière s'ouvre. L'intrus jette un coup d'œil aux alentours. Hors d'elle, Vealmioun se redresse. Son amie plaque la tête, tel un ballon. L'ombre s'éloigne d'un pas rapide.
— Kratz, kratz et re-kratz! Ce n'est pas vrai. Je rêve. Je cauchemarde. Mais regarde. Il s'enfuit. Le scélérat. Ah! ils vont m'entendre chez Deuroz. Les incompétents. C'est scandaleux.
Subitement d'innombrables véhicules encerclent le périmètre, toutes sirènes hurlantes. Le cours d'eau se couvre de vedettes. Les policiers débouchent des bouches d'égout. Suspendus à leur parachute, ils tombent un peu partout. Au bout d'une laisse, ils suivent leur redoutable kiajmuvvh policier (les quadrupèdes fonctionnarisés portent une tenue réglementaire).

Kiajmuvvh : Dentier vivant. Garde tout (excepté en cas de maladie). Ne craint pas de tomber sur un os. Tout lui passe sous le nez. Sa truffe est recherchée. Adore qu'on lui fasse des niches. Aux concours, on le juge sur sa forme. Les fusils lui procurent une détente. Chasse sans permis. Devient savant pour jouer des tours (bons ou mauvais). S'appuyant sur son nom, certains jurent.

En combinaison de plongée semblable, ils émergent du canal. Ils s'élancent en grappes le long des lianes. Ils passent par les vraies portes de faux arbres. Au niveau de la pelouse, ils font irruption par des dalles gazonnées qui s'ouvrent. Dans le ciel, des aéronefs balayent la zone à l'aide de spots. Une débauche de gyrophares embrasent les lieux. Brandissant son parapluie comme un sabre d'abordage, Vealmioun bondit.
— Alerte! C'est mon voleur.
Lui attrapant l'épaule, son amie essaye de la retenir.
— Je l'avais emprisonné mais il déjoua mon stratagème.
La guerrière s'efforce d'avancer.
— Tu vas te faire occire. Il est peut-être armé.
Sous la pression irrésistible, les doigts de Diazus mollissent. Sa main glisse et se rattrape à une fanfreluche qui bientôt craque. Des bruits de déchirure se succèdent, les ornements étant cousus ensemble. Des sons que la bagarreuse n'entend pas, elle file comme une dératée.
— C'est moi qui fit tout.
Diazus court après elle.
— Grâce à mon subterfuge, ce malandrin est capturable.
L'amie parvient à agripper une épaulette. L'impétuosité de l'audacieuse l'emporte encore : la bretelle rompt. Quand on l'appréhende, le voleur n'oppose aucune résistance. Hors d'haleine, elles s'approchent du prisonnier. Hypnotisée par son air digne, Vealmioun oublie ses récriminations. Avec discrétion, Diazus essaye d'arranger la tenue débraillée de son amie. L'inculpé s'exprime calmement.
— J'ai une cho…
Un milicien gigantesque lui décoche un coup de poing au plexus qui le plie en deux.
— Tu causeras quand on t'le dira.
Vealmioun s'adresse au boxeur.
— Pourquoi le frapper? Tout du moins, si fort.
— C'était pas fort, m'dam!
— Ah bon?
Respirant avec difficulté, le prisonnier reprend la parole.
— Je dois v…
La brute renouvelle son direct, essoufflant davantage le voleur.
— T'as pas compris? Quand on t'le dira.
Le poing du milicien lui démange. Utilisant son parapluie, elle tapote la vareuse.
— Le coupable doit être capable de saisir vos propos sans y mettre tant de.., d'ardeur.
Elle adopte un ton de dame patronnesse.
— Quel est l'objet de votre desiderata mon petit?
Que son vis-à-vis la domine en taille ne réduit pas le sentiment de sa grandeur.
— N'ayez point honte. Exprimez-vous au moyen du vocabulaire restreint dont vous usez avec vos semblables. Il s'agit sans doute d'un concept qui ne doit pas être bien difficile à exposer.
Elle martèle ses mots comme une orthophoniste pédagogue.
— Comprenez-vous-bien-le-sens-de-mes-paroles?
— Sans vos niaiseries, j'aurais réussi à…
Un nouveau coup l'asphyxie.
— Voyons, un peu de retenue. La brutalité est souvent superfétatoire.
Le barbare rétorque avec un sourire mauvais.
— Il vous a manqué de respect, m'dam.
En se pinçant le menton, elle pèse l'observation.
— Euh! En effet. C'est juste. Mais quand même.
Il s'adresse au prisonnier.
— Si tu sais pas, t'es devant une grande dame.
Elle se rengorge.
— Comme tout un chacun, je connais l'identité de cette pécore.
La coquette est prête à supporter bien des choses, mais pas une telle vérité.
— Pécore? Entends-tu cela, Diazus? Moi, une pécore?
Sous l'empire d'un accès de rage, elle désigne l'effronté d'un doigt vengeur.
— Frappez-le!
Trop heureux d'exécuter l'ordre, le sauvage y met toute son énergie. L'inculpé s'écroule presque.
— Notez, je ne recommandais pas un coup aussi puissant.
Un dernier ressac d'ire vient s'échouer sur l'encéphale de l'offensée.
— Il est vrai qu'il m'a trop courroucé. Mais je me calme à présent. Je me calme. Il faut que je me calme.
L'endroit grouille d'uniformes. On prend des empreintes dans tous les coins. On passe le terrain aux détecteurs de mines. On filme tout ce qui remue : le reste est photographié. Les flashs crépitent. On analyse des prélèvements microscopiques. D'immenses grues soulèvent le mobilier urbain : bancs, lampadaires, panneaux indicateurs, poubelles… Des statues aussi. Et même de gros animaux endormis. Un homme en civil portant un brassard d'identification s'empêtre dans l'entrelacs des rubans fluorescents. Après l'avoir salué, un policier lui tend les papiers du délinquant.
— Nous tenons le suspect, monsieur l'inspecteur.
L'homme qui est encore loin du voleur mais près de la retraite grommelle.
— Parfait!
Son collègue tout frais émoulu d'une école de police secrète franchit les cordeaux en sautant allègrement par-dessus (il ne s'aplatit que deux fois). Après quelques bonds disgracieux, il rejoint son supérieur. Il est équipé d'une gabardine et d'un matos électronique flambant neufs : au contraire de l'ancien qui n'en a pas (d'outil informatisé).
— Elle raconte quoi, ta Web-quincaillerie?
La raillerie ne trouble pas l'as du copier-coller qui se contente d'hausser les épaules. S'opposant à l'indécrottable maussaderie du vieux, le freluquet arbore un sourire crispant. Il tape à coups redoublés sur son écran tactile au moyen d'un stylet dont l'extrémité s'avachit gravement.
— Le dénommé Jrauseilöen Yhalniv habite…
Le vieux est en train d'examiner les papiers du voleur.
— Je sais. Abrège.
— Tiens, tiens! On est tombé sur un spécimen intéressant. Il fricote du discours d'opposition. Voyons, voyons : pas de contredanses, ni accidents de circulation, ni troubles de voisinage. Pas d'ivresse sur la voie publique, pas de rixes, pas de délits, pas de port d'armes, pas…
— Ouais! Abrège!
L'indiscret abandonne à regret cette partie de l'enquête qu'il affectionne : fourrer le nez dans la vie privée du public. Domaine où il surpassait tous ses camarades de promotion.
— O.K. O.K.! Donc : que dalle. De sorte qu'on pouvait rien lui reprocher. En fait : malin, ce gus. Il sait se tenir à carreau. Et avec ça, il en a pas l'air : un vrai intello. Esgourde ce cursus : maîtrise de mathématique, informatique, diplôme d'ingénieur et j'en passe. Ces derniers temps : une succession de petits boulots plutôt minables.
Le vieux secoue la tête. Il marmonne, se parlant à lui-même.
— Qu'est-ce qu'il lui a pris?
Avec suffisance, le jeunot déclare.
— Il a disjoncté. Des choses qui arrivent. On en aura confirmation quand il sera interrogeable, après son entretien avec l'avocat.
La bile de l'ancien s'échauffe incontinent.
— Cette nouvelle loi : peux pas l'encaisser. Bousille nos enquêtes.
Le sourire narquois du jeunot se fait exaspérant.
— Bah! C'est comme ça. En attendant, voilà une affaire rondement menée. On tient le coupable. Boulot terminé.
En réfléchissant, le vieux cherche son paquet de cigarettes.
— J'en suis pas aussi convaincu que toi. Mon nez!
Il ne trouve rien.
— Tout ça n'est pas naturel.
La veille, l'invétéré fumeur renonçait définitivement au tabac : une fois de plus. Les enquêteurs se dirige vers le prisonnier.
— Y a quelque chose derrière.
Par une poche trouée, il récupère dans sa doublure un paquet chiffonné. Il l'ouvre et cherche attentivement : pas même un mégot. Dépité, il l'écrase et le balance par-dessus son épaule.
— Trop de bizarreries.
Un des policiers qui passent l'endroit au peigne fin découvre la boule cartonnée. Attentif à ne pas effacer les empreintes, il l'introduit avec précaution dans un sachet. La pièce à conviction étoffera le dossier.
— Faudra creuser.
Arrive le moment toujours réitéré du conflit entre générations.
— Laisse tomber, grand-père.
La face du vieux limier s'empourpre.
— C'est ça, béjaune. Paye-toi ma gueule.
Dès qu'il reconnaît la propriétaire, sa voix baisse d'un ton.
— Oh! Excusez-moi.
Son intonation devient mielleuse.
— Je n'avais pas remarqué votre inestimable présence.
Il soulève son chapeau fatigué en effectuant une sorte de révérence lourdaude.
— Permettez-moi de vous adresser mes respects les plus déférents, Damoiselle be Hastros-Kriptel. Vous avez réalisé là un travail remarquable. Félicitations!
Grâce à une échine plus souple, la courbette du jeunot descend plus bas. Il apporte son point de vue courtisan.
— Belle performance, noble Damoiselle.
Elle se gonfle d'orgueil.
— Je ne fis qu'accomplir mon devoir, messieurs. J'ai l'habitude d'affronter ce genre de situations : routine.
Sur un ton ironique, Diazus dit ce qu'elle en pense.
— Routine.
— Prodigieux! Encore bravo, mademoiselle.
La vieille échine ploie de nouveau en craquant.
— Avec les miens, vous méritez les compliments de tous nos hommes.
Le redressement devient problématique.
— Sans l'appui de votre petite intervention, je me demande si j'eusse pu réussir aussi bien.
Epargnant son échine, il se contente cette fois de baisser la tête.
— Arrivés après la bataille on avait plus rien à faire, éminente Damoiselle. Vous pourriez nous donner des cours.
Elle glousse en minaudant.
— Arrêtez, monsieur l'inspecteur. Vous me faites rougir.
Par quelques notes aiguës, un beffroi annonce une nouvelle heure. Diazus regarde ostensiblement sa montre.
— A priori, je ne vois aucune raison de vous retenir davantage.
Selon son aptitude, chacun fait une plate courbette.
— Au nom de tous nos collègues permettez-moi d'encore vous complimenter, gente Damoiselle.
D'un geste fier, elle repousse la louange afin de mieux afficher son humilité.
— Allons, c'était trois fois rien. Tout le monde aurait fait la même chose.
Les jeunes filles s'éloignent.
— Adieu.
Tandis que les trognes plongent vers le sol, en chœur ils répondent.
— Toujours à votre service, gente Damoiselle.
Elle marmonne.
— Pécore. Non mais des fois. Je me calme. Allons, du calme. Calme ma fille.
Tel un marionnettiste compulsif, elle agite les mains en psalmodiant.
— La paix croît. Arrive le radieux jour des fêtes. La paix m'émeut. Le naissant soleil illumine la voûte des astres. La paix m'appelle. L'ombre si terne fuit devant l'aurore. La paix m'effleure. Pépient les alsinffhoddhs au nid.

Alsinffhoddh : Petit plume vivant. Mioche braillard, progéniture de l'Alsinffh.

Alsinffh : Edredon vivant. Sa propriété c'est le vol. Se fait plumer à l'occasion. Siffle une topette si ça lui chante. A parfois un coup dans l'aile. Déteste qu'on lui pompe l'air. Redoute de tomber sur un bec. Peut décoller après une maladie. Plane quand il a de l'envergure.

— La paix me gagne. Enflent les célestes pompes.
Son mental glisse peu à peu au-dessus des contingences.
— La paix est là.
— Alors elle fonctionne cette méthode?
La rêvasseuse quitte brutalement son cocon métaphysique.
— Elle peut, vu les honoraires réclamés par le grand Inspirateur. Efficacité garantie selon ses dires. Accorde-moi un instant. Simple vérification. Le temps de m'introspecter.
En une seconde, elle replie sa conscience au fond du crâne afin d'observer à la loupe son humeur. Puis sa pensée se remet en communication avec les basses couches psychiques des gens communs.
— Mais oui. L'effet est incroyable! Je ne l'eus jamais cru. Quelle béatitude. Je n'en reviens pas. Une équanimité sans égale. A un point tel que tu ne saurais l'imaginer.
— Bonne nouvelle. Parce qu'il faut bien le reconnaître : jusqu'ici tu étais irascible, bornée, arrogante…
Sans crier gare, elle ne s'en prive pas pour autant (gare à part).
— ET QUOI ENCORE?
Se souvenant de sa tranquillité d'âme, elle parle à mi-voix.
— Dis caractérielle, pendant que tu y es?
— Je me borne à transmettre des bruits qui courent ici ou là.
Elle en tremble de rage.
— Viles médisances. Pures calomnies. Je suis continuellement douce, compréhensive, mesurée… Et puis, qui répand ces vilenies? Qui a l'effronterie de…
Avec délectation, Diazus plante sa banderille.
— Et cette fameuse quiétude réservée à quelques heureux élus? Aurais-je mal compris?
— Ah! je vois. C'était un piège.
Masquant son agacement derrière un sourire pincé, elle relève le menton.
— Pff! Tu tombas dans le panneau. Je fis semblant d'être remontée.
Diazus rit des yeux.
— Alors chapeau! Tu as des dispositions de tragédienne.
Pour mieux répondre à la provocation, elle s'abstient de parler. Les bonnes amies pénètrent dans le véhicule. La propriétaire pousse un cri. Elle furète partout avec une impatience grandissante. Puis elle retourne en courant vers l'inculpé. Elle tambourine contre sa poitrine.
— Rendez-moi mes affaires, aigrefin. Maintenant, tout de suite.
Le chenu enquêteur soulève son chapeau et incline la tête.
— Il vous manque quelque chose, gente Damoiselle?
Imitant son supérieur, le jeunot hisse haut ses lunettes de soleil et se penche outrageusement.
— On va réparer ça, noble Damoiselle. Qu'est-ce qu'il vous a fauché?
Ne se contrôlant plus, elle s'écrie.
— Mon réticule.
Ce terme pour la première fois de leur vie les inspecteurs l'oient.

Oient : Variation grammaticale du verbe ouïr (esgourder) à la troisième personne du pluriel de l'indicatif présent. Vieux mot. On ne le retrouve plus guère qu'associé au jeu de l'aile appeau-strophe.

Aile appeau-strophe : Se joue sur une succession de cases disposées en spirale. Certaines (appelées autrefois "ailes") font progresser le joueur. D'autres transformées en piège l'exposent à un gage rimé…

— Réticule?
Avec dévouement, Diazus secoure la police comme l'épaulette.
— Petit sac à main.
Les enquêteurs tombent des nues.
— Ne me dites pas…
— Qu'il était dans votre véhicule?
Se tenant sur la défensive, elle cesse de marteler le prisonnier.
— Je tiens à vous rassurer, messieurs.
Un doigt accusateur montre Diazus.
— Tout est de sa faute.
L'épaulette retombe tandis que la coupable désignée se récrie.
— Eh! mais tu…
— Je ne vous connais pas, madame. Qui êtes-vous?
La propriétaire se tourne vers les policiers.
— Si vous en avez besoin, j'ai ses coordonnées.
Affolée comme une bête aux abois, l'accusée bredouille.
— Je n'ai jamais…
— Ne l'écoutez pas. Elle va tenter de se disculper.
— Soyez sans inquiétude, gente Damoiselle. Cette personne n'entre pas dans le nombre des suspects.
En bon professionnel, le vieux représentant de la haute légalité sait que les fréquentations des puissants sont ipso facto innocentes. Loi non écrite que doivent ignorer les inférieurs : leur cerveau n'aurait pas l'entendement requis pour en apprécier la substantifique moelle. Les coupables (la vraie et l'autre) respirent. Vealmioun réconforte son amie avec une mauvaise foi sincère.
— Pourquoi faire grise mine? Tu vois. Malgré ton étourderie, ces charmants messieurs ne t'en tiendront pas rigueur. A ta place, je serais contente.
— Excusez-moi d'interrompre votre conversation, éminente Damoiselle. Vous avez mentionné la présence d'une sorte de.., sac si je comprends bien?
Aussitôt Vealmioun retrouve sa rage et cogne le blouson.
— J'ai besoin de mon réticule. Restituez-le moi.
— Je n'ai rien dérobé du tout.
Faisant fi de la plus élémentaire distinction, une main posée sur chaque hanche, elle écarte stablement les jambes comme une poissarde.
— Cet aplomb. Il nie l'évidence. Mensonge éhonté. Mon sac, la clef : volatilisés tout seuls peut-être?
Le délinquant grommelle.
— Je ne peux pas fournir d'explication pour l'instant.
Suffoquant d'indignation, elle se dresse sur la pointe des chaussures telle une ballerine hargneuse.
— Et pourquoi, monsieur l'arsouille? Je vous prie.
Il détourne la tête.
— Je n'en dirai pas plus.
Le jeunot s'adresse au prisonnier.
— Toi, mon bonhomme, t'es mal barré.
L'ancien se tourne vers l'aristocrate.
— Sa fouille ne donne rien. Vous n'auriez pas aperçu des complices?
Elle se concentre.
— Souhaitez-vous un nombre précis?
— Approximatif au besoin.
Sa réflexion paraît lui réclamer d'intenses efforts.
— Ne vous turlupinez quand même pas trop.
Cette suggestion dont elle ne saisit pas le sens précis la soulage néanmoins.
— Environ zéro, plus ou moins.
L'enquêteur qui sortait un calepin de sa poche l'y remet.
— Et selon toi, Diazus?
— Ah! tu me connais à présent.
— Ne fais pas ta mauvaise tête pour cette insignifiante taquinerie. Et veux-tu bien répondre au monsieur.
— Il n'y a que ce délinquant. Je suis formelle.
L'ancien retrouve son attitude cassante dès qu'il s'adresse aux personnes dépourvues de lien direct avec le pouvoir.
— Evitez de vous montrer catégorique, mademoiselle. On rencontre tous les jours ces experts de l'escamotage. Ils savent se planquer.
Son expression redevient servile.
— Des objets de prix dans votre sac, aimable Damoiselle?
— Rien de bien dispendieux. C'est surtout pour leur valeur sentimentale : babioles, cartes de crédit, colifichets…
En balançant la tête, Diazus ne peut s'empêcher d'apporter une infime nuance.
— Du bijoutier Akar, s'il vous plaît. Moi j'appelle cela : joyaux.
— Ne m'interromps pas, veux-tu? Ah! oui : papiers, téléphone, peigne, agenda. Puis : clef de contact. Et voilà.
Sous l'impulsion de ses compétences excessives, l'ancien commet un impair : il s'enquiert machinalement d'une précision pouvant faire progresser l'enquête.
— Clé dans le sac, bien sûr?
— Heu! Si l'on vise une exactitude tout à fait rigoureuse : sur le tableau de bord peut-être.
Faisant preuve de sa scolaire inexpérience, le jeunot enchaîne comme en prison.
— Peut-être ou peut-être pas?
Sur la défensive, elle adopte un ton snob.
— J'hésite entre une certitude indécise et un doute assuré.
Sans penser aux conséquences, Diazus tranche la question.
— La clef se trouvait sur le tableau de bord, monsieur l'inspecteur. Je m'en souviens parfaitement.
Montrant Diazus, elle parle à l'oreille du vieux limier.
C'est encore de sa faute, monsieur l'inspecteur. Quand allez-vous l'arrêter?
Tandis qu'il triture son couvre-chef, Diazus feule.
— J'ai entendu.
Déstabilisée, elle est sur le point de prendre la fuite. Il essaye de rattraper le coup.
— Clairement, ...
Il remet son chapeau cabossé afin de pouvoir le soulever à bref délai.
— En votre compagnie personne n'est coupable, éminente Damoiselle.
L'aîné procède à sa courbette : le bada monte. Par réflexe son collègue en fait autant (sa main attrape du vide). Le bitos tombe par terre. La révérence du vieil enquêteur devient exemplaire.
— Je vous prie de m'excuser pour cette question superflue qui ne sera pas inscrite au procès-verbal.
Avec une manche, l'ancien époussette son galurin.
— Petite précision toutefois. J'en suis désolé pour vous. Ne comptez pas trop revoir ce qui est facile à monnayer. Possible qu'ils ont jeté votre sac. On risque alors de le récupérer dans les environs.
Le jeune inspecteur ajoute.
— On cherche, mademoiselle.
Il montre l'ensemble du secteur quadrillé par une foule d'individus penchés. On croirait assister à une cueillette des champignons dirigée par un organisateur de parade pour stade. Soudain retentit le cri de victoire d'un fureteur. L'homme extrait l'objet du fond d'un trou. Mais les policiers déchantent vite : rien d'autre qu'une didzuggh en retard d'hibernation.

Didzuggh : Sifflet vivant. Quand sur elle court un bruit, cela ne l'empêche pas de dormir. Enchaîne en cycles : grasses matinées, repos diurnes, siestes, sommes, bonnes nuits de sommeil… Ne consomme pourtant aucun somnifère. Se lie aux représentants de commerce pour leurs bijoux. Surveille en permanence les créatures qui volent.

Main au menton, le vieil inspecteur pense tout haut.
— Je ne m'explique pas la disparition de cette clé.
Il commence par le pouce.
— Un : ils peuvent s'en passer. Deux : pourquoi l'emporter? Et trois : pourquoi renoncer à voler le véhicule? Pas claire, cette histoire.
L'air supérieur, elle dit.
— J'ai votre réponse, monsieur l'inspecteur. Observez ceci.
Elle place son bracelet sous les yeux du limier.
— Beau bijou.
— Pas que cela : regardez bien.
Elle manoeuvre les commandes. Chaque portière s'anime. Puis l'éclairage du véhicule clignote. Les enquêteurs sifflent comme la didzuggh qui regagne son domicile en râlant.
— Où va se nicher le progrès?
— Ils nous en ont parlé à l'académie. Mais je savais pas que c'était déjà au point.
— Eh! oui! De la sorte, j'eus pu bloquer mon véhicule.
Elle s'exprime subitement à la manière d'un pédant maître de conférences.
— D'où l'on déduira.
Avec les doigts, elle imite la gestuelle de l'ancien.
— Un : ma radiocommande supplante la clef. Deux : tout déplacement devient impossible. Et trois : .., même chose que deux.
— Très bonne analyse, honorable Damoiselle. Mais si je peux me permettre?
— Que désirez-vous apprendre de plus?
— Pourquoi faire disparaître la clé?
L'enquêteuse doit s'y reprendre à deux fois pour réfléchir.
— Eh bien…
— Oui?
— Oui? Oui?
Répète son jeune collègue.
— C'est flagrant…
— Oui?
— Oui? Oui?
— A cause…
— Oui?
— Oui? Oui?
Solutionnant le problème de justesse, elle parle avec infatuation.
— Afin d'enrichir une collection de clefs rares.
— Klerrar?
— Clairard?
Une fois encore, Diazus vient en aide à la maréchaussée.
— Elle veut dire, une clef qui serait rare : "clef rare".
Les enquêteurs se regardent en se grattant le crâne.
— Ah? Je n'y aurais pas pensé.
— Ni moi.
— Mais vous avez certainement raison, gente Damoiselle.
— Sûrement, noble Damoiselle.
Sur le gril, l'ancien prend la personnalité à part. Son amie tend l'oreille.
— Nous avons des informations confidentielles. Peu de gens sont au courant. Le soir ce parc attire des gens douteux. Sauf votre respect, il existe à côté plusieurs parkings sûrs.
Rendu confiant par l'écoute attentive de la notabilité, il poursuit son laïus.
— Le luxe excite la convoitise. Soit dit sans vous offenser. Ici les objets coûteux représentent une véritable provocation. Vous en avez un exemple avec ce pauv' type. Que s'est-il passé dans sa tête? Allez savoir? L'occasion fait le larron, comme on dit.
— J'entends bien, monsieur l'inspecteur : la tentation. Vous m'ouvrez les yeux. Ainsi bon gré mal gré je suis un peu responsable de cet incident.
L'inspecteur pâlit. Malaxant les bords du doulos, ses mains sont prises de tremblements nerveux.
— En aucun cas, éminente Damoiselle.
Remettant son chapeau (à l'envers), il exécute dare-dare une courbette loupée.
— Je me suis mal exprimé. Il n'y a pas de faute que quelqu'un vous impute.
Une grimace indique sa perception de la finale malsonnante. Il tord son galure au point d'en énucléer quelques œillets.
— Euh.., disons que personne ne vous attribue la moindre faute.
— Soit! Je l'admets volontiers.
Avec un bord du chapeau, il s'éponge le front.
— Heureux de vous l'entendre dire.
— Evidemment, on pourrait tout aussi bien accuser le fatum.
L'inspecteur réserve son opinion, n'ayant jamais interpellé le susdit Fatum.
— Enfin, au sot l'eau!

"Au sot l'eau" : Locution provenant d'une comptine qui débute ainsi : Oh! Eau beau mot, haute eau… Elle signifie quelque chose comme : "quand le vin est tiré, il faut le boire".

Les enquêteurs ne voient pas nettement le rapport entre cette formule et l'affaire. Ils opinent néanmoins du bonnet.
— Tout cela incite quand même à méditer. Par exemple, il est possible que ce jeune homme eût un bon fond. Qui sait?
Après avoir expulsé un rire aigre, il se fait sentencieux.
— Ne vous tracassez pas pour lui, éminente Damoiselle. N'oubliez pas que c'est un opposant au régime. Il bénéficiera d'un châtiment mérité.
Avec onctuosité, il s'incline.
— N'y voyez surtout pas de critique, gente Damoiselle : seulement une humble suggestion pour vous être agréable. Rien ne vaut un parking sécurisé.
Désormais sûre de son impunité, Diazus fait un signe aux enquêteurs. A voix basse, elle articule visiblement.
— Si vous voulez savoir pourquoi l'aérolux est garé ici….

Aérolux : Voiture qui vole. Un système antigravitationnel génère une faible poussée verticale qui réduit les distances de décollage et d'atterrissage. Ailes rétractables sous la carrosserie.

D'un coup de menton, la sycophante désigne son amie.
— Elle a besoin de beaucoup d'espace pour se poser.
Piquant un fard, Vealmioun estime devoir rétablir sa vérité.
— Les Xib 33 sont des appareils de grande valeur.
Pour se faire mousser, le jeunot déclare.
— Oui, oui! Technologie d'avant-garde. Mais il devait pas sortir à la rentrée?
L'inspecteur ne remarque pas la cocasserie des termes formant une antonymie. Excepté le voleur qui ébauche un rictus, personne d'autre n'y prête attention. Elle pose en prenant un ton d'expert hautain.
— Il s'agit messieurs d'une présérie réservée à quelques personnalités choisies. Des aéronefs qui se comptent sur les doigts d'une main.
— Bigre!
— Motorisés comme des prototypes de course. Truffés d'innovations que les modèles de série ne posséderont pas avant des lustres.
— Maaazette!
— Bref, vous comprendrez que je craignisse la promiscuité.
La moue condescendante, elle chasse un grain invisible sur le revers d'une main.
— Des maladroits pourraient érafler la carrosserie.
Avec un sourire revanchard, Diazus affirme sur un air de comptine.
Elle ne sait pas piloter.
Sa main imite le trajet fou d'un wagonnet de grand huit.
— Il faut la voir atterrir. C'est du sport.
La tonalité aiguë que prend la voix de Vealmioun dénote une forte montée d'impatience.
— Mais arrête. Tu profères des bêtises.
— Ben voyons!
— Encore merci, monsieur l'inspecteur. En particulier pour vos judicieux conseils. Allez, il faut rentrer à présent.
Avec obséquiosité, les enquêteurs s'expriment de concert.
— Au plaisir! gente Damoiselle.
Elles se dirigent vers l'appareil. L'air grave, Vealmioun pivote soudain.
— Monsieur l'inspecteur.
Les détectives se retournent ensemble en faisant un salut commercial semblable à celui des pompistes.
— A votre service, m'dame.
— Soyez indulgent envers cet individu. Sa situation est assez pathétique.
— Soyez rassurée, mademoiselle. Il se trouve entre de bonnes mains.
— Pas de brutalité inutile.
— Ce n'est pas le genre de la maison.
— Merci, messieurs.
— De rien, gente Damoiselle.
Elles marchent à petits pas. Diazus chuchote.
— Pourquoi te soucier de ton voleur? Que t'arrive-t-il? J'ai cru un instant que tu allais l'absoudre. Remarque, il est craquant, non? En serais-tu amoureuse?
— Ne dis pas de sottise, veux-tu?
D'un geste dédaigneux, elle envoie l'hypothèse dans les cordes.
— C'est quelqu'un qui me laisse absolument insensible. Je ne l'ai même pas regardé.
— Moi je trouve qu'il émane de sa personnalité un certain charme. Ses yeux noisettes…
— Pers!
— Tiens, tiens?
— Ne cesseras-tu jamais de recourir à ces artifices ridicules?
— Que nenni! J'apprends ainsi beaucoup de choses. Par exemple : tu es amoureuse de lui.
— JE NE SUIS PAS AM...
Cessant de crier, elle murmure.
— Je ne suis pas amoureuse de ce… de cet… Je ne suis pas…
Elle découpe le mot afin de gommer toute méprise.
A - mou - reu - se de ce personnage. Est-ce bien clair?
— Je t'ai rarement vu aussi troublée.
— JE NE SUIS…
Après une bonne inspiration, elle poursuit à voix basse.
— Tes brocards ne m'atteignent pas. Si je m'intéresse à ce triste individu, c'est parce que sa piètre existence me navre. Rien de plus.
— N'empêche que…
Elle adopte l'inflexion que les garnements réservent à leurs souffre-douleur.
Tu es amoureuse de lui.
— JE NE…
Mâchoire serrée, elle grogne.
— Tu m'exaspères.
Les mains jointes, Diazus sourit comme un collectionneur dénichant le plus rarissime des dessous-de-verre.
— Tu peux toujours prétendre le contraire, je subodore une inclination qui bourgeonne. C'est d'un romantique.
— Mais comment faut-il te le répéter?
D'un geste vif, Vealmioun paraît souffleter un petit fantôme.
— Quelle journée.
A l'intérieur de l'appareil, elle appuie sur un diamant. Le moteur ronronne, puis s'arrête.
— Mais?
Chaque fois qu'elle recommence, le ronronnement expire l'instant d'après. Un hurlement furieux retentit. Elle tambourine contre le tableau de bord en trépignant.
— En plus il casse mon véhicule, ce gredin.
Portant loin, la voix du jeunot s'introduit dans l'habitacle.
— Qu'est-ce qu'y a?
Le cockpit s'entrouvre. La bouche de Diazus émerge. Une main sort et de dirige vers le sol à plusieurs reprises.
— Moteur : tuu, tuu, tuu, tuu…
Il s'adresse au prisonnier.
— O.K.! O.K.! On va rajouter : sabotage. Mon gars, attends-toi à une facture salée.
Sans relâche, elle écrase le diamant : la mécanique hoquète chaque fois.
— "Grrrrr!"
— Cela suffit. Appelons un taxi.
L'ancien beugle.
— Sans vous commander, gente Damoiselle. Touchez plus à rien.
Pour compléter l'information, le jeunot s'exprime sur un ton administratif.
— Votre appareil devient une pièce à conviction. On s'occupera de tout.
— Merci, messieurs. Elle a entendu.
D'un geste machinal, la victime continue à relancer le moteur.
— Crois-tu que cela va changer quelque chose?
Pendant ce temps, le délinquant est poussé vers un fourgon cellulaire : à coups de matraque.

Sans bruit, une grande perche rase les murs. Son costume et son teint grisâtres ne se distinguent guère du décor de même couleur. Les nuances des chemises que l'homme porte à la main et sur le dos s'harmonisent bien ensemble. A peine visibles, trois cercles s'entrelacent devant son muscle cardiaque. Le boyau méandreux n'en finit pas. Près d'une tenture aussi grise que le reste, l'individu manie un discret motif. Succède à une furtive stridulation, un bruissement de rouages bien huilés. Puis tinte un bip. L'homme confie à la muraille.
— Ibococonarbuzim 1 et 2 sans 3.
Aussitôt jaillit de la surface lisse une console. (Prodige scientifique dû à la nanotechnologie). Pendant que résonne un vrombissement sourd, des lueurs scintillent. L'appareillage émet tout à coup un son péremptoire. L'homme pose le dossier sur une tablette rétractable et introduit ses mains dans deux cavités. La machine contrôle : pupilles, oreilles, dimensions du crâne ainsi que l'intérieur de la bouche. Les bras emprisonnés s'agitent quand retentit un claquement sec. Examen terminé. La machine libère l'homme et regagne son invisibilité. Un tampon officiel macule chaque main. Derrière la tenture roule un panneau insonorisé. En se ratatinant, l'homme franchit l'étroite ouverture. La porte qui se referme aussitôt presse le corps anguleux.
Par l'entrebâillement d'un piédestal qui s'ouvre, l'individu se faufile dans une pièce orgueilleuse où la décoration opulente mêlée d'inhumanité glace le sang. Tout ici est surdimensionné. Y compris le maître de ces lieux : géant à mine ténébreuse qui se tient debout près d'un pesant bureau. Sur ce meuble ne réside qu'un bidule. (Règle des puissants : plus s'élève l'homme dans la hiérarchie, plus le dessus de son bureau se vide).
Le nouveau venu s'incline très bas et reste immobile. Toutefois des grimaces de douleur déforment sa physionomie inexpressive (il est allergique à l'encre qui salit ses mains). En tenue d'apparat étourdissante, l'hôte avance l'air triomphant. A chacun de ses pas, le sol et les murs tremblent. Attention, il ne s'agit pas d'une figure de style. La pièce est réellement secouée, comme pendant un séisme. Il s'enveloppe dans un faisceau lumineux qui renforce encore sa prestance. L'homme gris est terrifié. Le fabuleux personnage prend son temps avant d'ouvrir la bouche.
— J'espère que vous avez de bonnes raisons pour solliciter cette audience, grand conseiller be Droumverlimuchf?
L'asperge effectue une impeccable révérence de courtisan accompli.
— Mes respects, Maréchal-Roi Zur XVIII be Hastros. J'ose espérer à mon tour que votre Majesté ne sera pas déçue.
Discrètement il se gratte.
— L'O. O. O. vient de se réunir en assemblée extraordinaire.

O. O. O. : Organisation pour l' Offrande des Oignons. Organisme humanitaire réservé à certains membres du régime. Le public ne connaît pas cette agence qui est pourtant comme lui. Même au fin fond du royaume, chacun sait qu'il doit l'ignorer. Sujet sensible : l'étant ou non, ceux qui ont réussi à percer son existence croupissent en prison. Et encore, ce sigle ne forme-t-il qu'une couverture. Consigne impérative : à partir de là ne rien noter. Derrière les différentes lettres, se cachent : Office d'Orientation d'Opinion. Organisme d'Etat ultra-confidentiel. Impossible d'en révéler davantage (un des secrets les mieux gardés du pays) : on risquerait sa vie pour moins que cela.

— Car nous venons de recevoir une information d'importance capitale. En voici la raison. Est impliqué dans cette affaire un membre de la famille royale.
Le monarque reste impassible.
— Qui?
Mal à l'aise, le subordonné se racle la gorge.
— Mademoiselle Vealmioun.
Sans que ses traits ne bougent l'autocrate frappe le fauteuil proche avec sa cravache, y mettant toutes ses forces. Le meuble et le conseiller tressaillent.
— Elle?
Il se recroqueville prudemment.
— Elle, Sire. La fille du frère de votre Majesté : Rannjoekl.
— Encore elle?
— Que votre Majesté soit rassurée. Mademoiselle Vealmioun a réussi cette fois une sorte d'exploit.
La voix caverneuse ne trahit aucune émotion.
— Elle?
— Oui, Sire.
— Et alors?
Le conseiller s'incline d'urgence.
— Sur mes instructions, l'O. O. O. s'est aussitôt mis à l'ouvrage. Accélération créative aux superamphétamines, et voilà notre synthèse : une manœuvre est envisageable.
Avec des mouvements d'hijtirkkh patraque, il dépose la chemise sur un lutrin.

Hijtirkkh : Navette vivante. Connaît toutes les ficelles du métier. Est toujours pendue au bout du fil. Passe son temps à tramer des pièges dans les coins sombres. Du matin au soir, elle nous fait changer d'humeur. A cause de ses toiles, beaucoup ne peuvent pas l'encadrer. Quand elle est au plafond, certains déménagent.

— Je vous invite à ne pas me faire perdre mon temps, Droumverlimuchf. Cela vaudrait mieux pour vous.
— Oui, Sire.
D'un revers de main inquiet l'homme s'essuie le front, y laissant une trace noirâtre.
— Tout d'abord concernant cette fameuse prouesse : en vérité la nièce de votre Majesté n'a pas fait grand-chose, objectivement. Histoire sans intérêt, sauf qu'elle permit l'arrestation d'un obscur opposant. C'est là qu'intervient notre think-tank.
Une glace renvoie son reflet. La tache se voit comme le nez au milieu du visage. En essayant de l'effacer, il l'agrandit.
— Un événement de cette sorte peut se révéler fort utile par les temps qui courent.
Avec sa cravache, le monarque frise la peau en cuir du dossier qui se hérisse d'effroi.
— Expliquez-vous, Droumverlimuchf.
— Oui, Sire. Se rapportant à la couronne, nous observons un inquiétant déficit d'image. C'est pourquoi, l'O. O. O. propose un moyen pour redresser la barre.
Le conseiller secret prend une aspiration et un air profonds.
— En deux mots : il suffit de monter en épingle l'historiette. Après quelques remaniements mineurs, on transforme l'anecdote en geste patriotique. Une sorte d'envolée lyrique dédiée aux membres de la souche royale. Nous avons là tous les ingrédients d'une épopée pour tabloïdes.
Avec sa cravache, le monarque décapite le machin artistique posé sur son bureau : un mignon billot dans lequel sont plantés quelques stylos affûtés. Ceux-ci partent comme des missiles, frôlant le subordonné.
— Avez-vous pensé rien qu'un instant aux inconséquences de cette créature?
L'escogriffe masque sa panique derrière des gestes laborieux de statue engourdie.
— L'imprévisibilité qui caractérise la personne en question n'a pas échappé aux stratèges de l'O. O. O., Sire. Après longues délibérations, nos plus hauts diplômés estiment les risques négligeables. A condition bien sûr de prendre les précautions d'usage.
L'hôte fait un geste de dédain.
— Si vous engagez votre propre responsabilité.
Le conseiller déglutit avec difficulté.
— Oui, Sire.
Il se gratte énergiquement.
— Cela commence ainsi. On met en valeur la réaction cette fois irréprochable de mademoiselle Vealmioun : une grande première. Au contraire de ce que l'on pourrait penser d'emblée, le recours à celle-ci ne présente pas que des inconvénients. Par exemple, la nièce de votre Majesté passe bien l'objectif. Les cadreurs la suivent volontiers lors des rassemblements officiels, malgré son port constant de lunettes.
Les mots du conseiller s'enchaînent comme des saucisses industrielles. On le croirait atteint de logorrhée. En fait, il s'écoute parler.
— Une cruelle nécessité : sans besicles, impossible pour elle de repérer le ruminant qui brouterait ses escarpins.
Les experts en saillies administratives ont fabriqué cette image récréative tout exprès pour son laïus. Ils en certifièrent le caractère amusant. Lui-même ne peut tabler sur son propre jugement : il est physiologiquement imperméable à toutes drôleries. Droumverlimuchf conjecture une réaction favorable. Le souverain reste de marbre. D'un coup monstrueux, il cravache le piédestal dressé près de lui. L'immense vase juché au sommet se balance comme un ivrogne. Epouvantée, le collaborateur accélère son débit.
— Sans avoir reçu le moindre conseil de marketing, elle en tire un avantage médiatique. Une inspiration due au hasard selon toute vraisemblance : elle change de paire à chaque sortie en public.
Contre toute attente, la potiche qui se dandine depuis un moment refuse de rejoindre le sol.
— Les créations excentriques des meilleurs lunetiers ne l'effrayent pas.
Dos tourné, l'autocrate contemple la vue qu'offre une fenêtre. Droumverlimuchf en profite pour se gratter entièrement.
— Mais rien n'altère sa beauté éclatante. En prime : un goût sans faille, une allure irréprochable, de magnifiques sourires. A la barre des témoins, elle serait parfaite : le rôle de sa vie.
Le chef d'Etat rugit.
— Assez parlé d'elle.
— Comme il plaira à votre Majesté.
Ruisselant de sueur, l'échalas retire un mouchoir précieux d'une manche pour s'éponger le visage.
— Voici comment se déroulerait le plan conçu par l'O. O. O.
Il disperse ses mélanomes.
— Concomitamment à la glorification de l'audacieuse, les intentions mauvaises du coupable sont enflées au moyen d'une désinformation appropriée. Médiatisation du procès, diffusion en direct. Le juge applique la loi sans tergiverser. Condamnation sévère : signal puissant pour les épigones éventuels.
— Et cela hausse les indices de satisfaction.
L'ironie glacée du monarque fait froid dans le dos.
— De façon indirecte, Sire.
Croyant ressentir des palpitations, le conseiller palpe son cœur.
— Une découverte accidentelle faite par nos départements de pointe permet d'en augurer ce résultat. Comparée à tous les membres de la famille royale, mademoiselle Vealmioun engrange des scores supérieurs : nettement. Bien que la couverture médiatique orientée vers sa personne soit limitée. L'essentiel des créneaux étant réservés à votre Majesté, aux enfants…
Le tyran grogne.
— Croyez-vous ici m'apprendre quelque chose?
Bien qu'atteignant un niveau insurpassable, l'effroi du subordonné continue à grimper : au détriment de son myocarde. Sa peau qui arbore des reflets bizarres susciterait l'affolement d'un urgentiste flegmatique.
— Incommensurables sont les connaissances de Votre Majesté.
Tête penchée à l'excès, le conseiller attend en ralentissant sa respiration (de façon plus ou moins volontaire). D'un mouvement imperceptible du menton, le géant fait signe de continuer. L'obséquieux subordonné reçoit l'information en scrutant le royal reflet sur ses chaussures astiquées comme un chadburn de navire-école.
— Notre comité s'est subséquemment demandé pourquoi mademoiselle Vealmioun obtenait des sondages aussi flatteurs.
Avec la méticulosité du golfeur préparant le coup décisif, l'autocrate manoeuvre sa cravache pareillement à un club.
— Les sondés en conviennent à l'unanimité. Le succès obtenu par mademoiselle Vealmioun tiendrait à son caractère.., gaffeur. Pour ne pas employer un terme plus dépréciatif.
L'instrument frappe le billot qui sort par la fenêtre. Le sifflement décroît puis des cris de douleur en cascade proviennent du parc. Probablement les ricochets ont-ils atteint quelques jardiniers inattentifs. L'exploit balistique ne déclenche pas même l'ébauche d'un sourire de satisfaction chez le monarque.
— Aucun autre membre de la famille royale n'obtient ces appréciations favorables d'après nos…
Le souverain fait signe de se taire : son conseiller obtempère à la microseconde, se figeant dans une position extravagante.
— quest…
Le silence est poissé par un bourdonnement grave. Une éflajjh au déplacement paisible s'engage dans l'ombre rafraîchissante des lieux.

Eflajjh : Escarbille vivante. Touche-à-tout sans-gêne. Pique-assiette. Chassée par la porte, elle entre par la fenêtre. Est trop fine pour qu'avec elle on joue au plus fin. Ceux qui ont de gros besoins craignent leurs embuscades. Se pique de protéger la peau des fleurettistes. Sait vous endormir. Se plait à faire le point. Celui qui la prend s'emporte.

C'est l'une de ces persona non grata vêtue d'azur qui festoyait il y a peu sur un colombin. Discrètement, le souverain retire le poignard qui orne sa ceinture. D'un geste sec, il le propulse à l'autre bout de la pièce. L'arme passe sous le nez du grand conseiller qui devient vert sale. Le projectile termine sa course au centre d'une cible peinte sur un tableau gigantesque. L'effilée lame vibre longtemps. Un silence sépulcral remplace les pulsations ferraillantes. Soudain retentit un vrombissement aigu. La fuite échevelée de l'importune mène celle-ci vers une issue par où elle quitte la pièce à tout jamais. D'un signe microscopique du petit doigt, le monarque ordonne à son conseiller de poursuivre. Ce dernier reprend avec la précision d'un magnétophone encore sous garantie.
— …ionnaires, Sire. En résumé, le public attend avec impatience la prochaine bévue de mademoiselle Vealmioun. Elle dispose ainsi d'une sorte de popularité, non dédaignable.
— Conclusion.
— Par le système des vases communicants, que votre Majesté autorise cette hardiesse rhétoricienne, sa prestation rejaillirait sur la couronne.
Le souverain ouvre la chemise. Il y prend l'unique feuille.
— On doit juste détourner son capital de sympathie.
Songeur, il s'approche d'une panoplie.
— Notre comité estime que le gain serait cinq ou six points. Au bas mot.
Grâce au rapport, il s'assure du fil des armes blanches.
— En outre l'O. O. O. souhaiterait faire la recommandation suivante à votre Majesté : une modeste mesure de clémence. Disons, une petite réduction du temps d'incarcération. Cela serait profitable à l'image royale.
Le souverain détache un cimeterre afin d'admirer sa ligne gracieuse.
— Plus tard, à l'occasion d'une fête. Mesure drastique en un premier temps, puis magnanimité inattendue. Effet probant. Nos études prévisionnelles l'attestent. Et les courbes tendraient vers de nouvelles cimes…
Se retournant tout à coup, l'hôte dit d'une voix forte.
— Conseiller be Droumverlimuchf, je vous accorde mon autorisation.
Le subordonné effectue sa révérence de départ.

Révérence de départ : L'étiquette prévoit une salutation différente pour chaque phase du cérémonial de cour. Sans compter les courbettes démodées ou trop neuves (pas encore homologuées), on en dénombre une bonne quatre-vingt-dizaine.

Quatre-vingt-dizaine : Se rapporte au système nofimal (qui repose sur le chiffre neuf). Cette base présente l'immense avantage d'accélérer les calculs quand on doit trouver le nombre exact (à la virgule près) permettant de flouer l'autre. Fort apprécié dans les domaines marchand et politique.

— Mes respects, Sire. Louée soit votre Majesté pour ses sublimes directives et son insigne imagination.
Courbé comme une aiguière tarie, le subordonné se retire en marchant à reculons.

Le jeune inspecteur pénètre dans une pièce peu occupée : deux chaises, une table, un prisonnier. Et c'est à-peu-près tout. Le jeunot finit de vider une canette qu'il compresse après l'avoir vidée jusqu'à la dernière goutte. Il vise la corbeille placée dans un coin. Après son vol plané, le déchet rate la cible. Il rebondit contre le mur et revient vers l'expéditeur en brinquebalant. Le policier hausse les épaules. Afin de se donner le genre thriller, il s'assoit face au dossier. L'air fat, il s'adresse à son vis-à-vis.
— Alors qu'est-ce tu décides pour l'avocat : une grosse pointure?
Avec des accents bêlants, il rit sans retenue.
— Ou commis d'office? T'as le choix.
Il rerit.
— L'Administration te l'paye. Tu vois si on est caritatif?
Le voleur de réticule répond sur un ton déconcertant, comme si au fil des mots qu'il égrène obligeamment se glissait une arrière-pensée moins aimable.
— N'ayant pas la science du verbe, j'aurai besoin d'une défense éloquente. Toutefois mes ressources pécuniaires m'interdisent la première éventualité. Votre alternative m'enjoint donc de me rabattre sur la seconde.
— O.K. O.K. C'est noté. On peut même te passer une liste. Cadeau d'en haut…
Par son doigt montrant la lampe, le jeunot sous-entend " royal palais ".
— …à nos invités sans un.
Il déplie une feuille graisseuse.
— Imagine ta chance, duxoom.
— Le roi est bon prince.
Les yeux du policier s'irradient d'incompréhension suspicieuse tandis que l'inculpé poursuit sur un ton bizarrement amène.
— C'est fâcheux.
Il imite subitement ce ton ampoulé qu'affectionnent les aristocrates.
— Je ne connais pas la valeur professionnelle de tous ces notables. Cela me préoccupe. J'aimerais tomber sur quelqu'un de vraiment capable. Aussi oserais-je vous demander de choisir pour moi. Avec votre expérience du milieu, je suis persuadé que vous ferez le meilleur choix. Serait-ce abuser?
L'inspecteur reste muet quelques grosses secondes.
— Si c'est ça qu'tu veux. O.K. O.K. J'y vois pas d'inconvénient.
Au moment où le jeunot s'en va son regard bute contre la cannette boulée : tentante. Avec la virtuosité d'un international, il lui donne un coup de pied magistral. L'obus se dirige vers la porte qui s'ouvre au même instant : l'ancien prend le déchet en pleine tronche. Il pousse un cri infect en repoussant la porte. Celle-ci claque à se dégonder. L'attaquant se précipite derrière le vieil inspecteur qui garde une main collée contre son tarin. Soudain le poursuivant effectue une volte-face sur les dalles glissantes pour vite fermer la serrure. Puis il repart à toute allure. Les couloirs sont maintenant vides. L'enquêteur tire aussitôt parti de ses compétences. Il suit les traces du blessé (son nez pisse le sang).
Deux vieux inspecteurs se font face. L'un est la réplique de l'autre : don du miroir qui parachève les commodités. Ils s'épongent le nez à l'aide des mouchoirs ornés de traînées briques. Avec précaution, l'adjoint se faufile sur la plaque étamée. L'ancien parle du nez comme un animal dont la trompe serait coincée par une grosse pince à linge : affreux.
Tu pouvais pas faire attention. Groin de reftiih!

Reftiih : Cuve à lisier vivante. La saleté qui le distingue est propre à son espèce. Toute calomnie glisse sur les soies qui l'habillent. Crache sur ceux qui le traînent dans la boue. Connaît depuis longtemps la fangothérapie. Ne jamais lui offrir de perles. Par contre il peut en lâcher une si nécessaire (comme tout un chacun du reste). A défaut de bijoux, choisir plutôt des chocolats fins ou une soupe consistante. Bon vivant, meilleur mort.

— J' t'assure, j'comprends pas. Est-ce que je pouvais me douter? Tu veux que je me mette à plat ventre?
Le vieux policier conserve son air renfrogné.
Ça va. N'en parlons plus.
— Non mais t'imagines la coïncidence? Vraiment pas d'bol. J'ai juste…
Laisse tomber, je te dis. Où t'en es avec l'inculpé?
— C'ui-là, vrai, j'peux pas l'encaisser. Avec lui, on sait jamais si c'est du lard ou du bchuitrëjjh.

Bchuitrëjjh : Tirelire vivante. Parent du reftiih (leur air de famille saute aux yeux). Peu sont copains comme eux : en tout, même goût. Ceux qui ne les ont pas gardé ensemble laissent échapper leur lien. Bride la cuisine sans l'art. Tous dénigrent sa manière d'écrire. Chez ces ignares, le broussailleux sauvage a plus de goût qu'un domestique glabre. Remplit les assiettes mais ne range pas la vaisselle. Beaucoup lui reprochent le temps qu'il leur accorde. Quand une tête ne lui revient pas, il fait la sienne. Se méfier de son fameux tour. Pour ses vices on l'écroue.

— Il paraît s'foutre de vous. Enfin, coup de pot. Un vrai xoum. Imagine. C'est lui qui me demande de choisir son commis d'office. Tu te rends compte?
De toute façon, c'est ce qui serait arrivé, non? Comme par hasard les moins pires s'absentent : congé, séminaire, arrêt maladie, funérailles. N'importe quoi. Les prétextes ne manquent pas.
— O.K. O.K. T'as raison. Mais il est pas sensé le savoir, ce xoum.
Peu importe. Seul compte le résultat. On t'a indiqué qui?
Le jeunot prend une carte de visite froissée dans sa poche.
— Un certain Bujtrav. J'sais pas pourquoi?
L'ancien reste pensif.
Bujtrav!
Avec un doigté d'apprentie obstétricienne l'inspecteur s'assure qu'il n'a rien de cassé.
Il est gâté.
L'adjoint décode le carton.
— O.K. O.K. Mais ça risque rien? Encore stagiaire à son âge. Sans compter qu'il possède pas l'autorisation d'exercer.
Et fais-moi confiance…
Il se mouche.
Sauf miracle…
Il continue.
Je crois pas qu'il l'obtienne un jour son C.A.P.A.
Le rire nasal de l'ancien résonne curieusement.
— Kapa, qu'est-céça?
Un truc à eux. Certificat d'aptitude à la Profession d'Avocat.
— Ah! O.K. O.K.
Bifurquant toujours par les narines, ses paroles s'entremêlent d'une jubilation malsaine.
En voilà un qui porte bien son nom.

Bujtravvh :Poubelle vivante. Soucieux de sa bonne hygiène alimentaire, il redoute les produits non périmés. Ne pas le traiter de pourriture : il aime trop ça. Son dessert préféré : une petite tranche de charogne goûteuse constellée d'œufs frais.

Impec pour un enterrement de première classe.
Un sourire fielleux balafre son visage.
L'animal est cuit d'avance.
— O.K. O.K. N'empêche, on flirte avec la bavure.
T'inquiète! Le zig bénéficie d'une dérogation en béton. Juste le temps de faire la sale besogne et il retourne à ses caves humides, ce scribouillard des sommiers.
— O.K. O.K. Y aurait intérêt.
Je te répète : ils savent ce qu'ils font. Tout ça c'est contrôlé d'en haut. Je peux pas en dire plus.

La porte s'ouvre avec une lenteur atroce, comme manœuvrée par un podagre somnambule. La tête ronde d'un petit homme à hublots épais se glisse par l'entrebâillement. A la faveur de son sourire niais on note l'absence d'une dent principale. Ses rares cheveux ébouriffés lui donnent une allure bouffonne. Au comble du bonheur, il pousse (avant la porte) un doux grognement de bandonéon éventré. Stagnant entre deux âges, l'individu avance à pas comptés. L'accent traînant, il parle d'une voix faible tapissée d'un ton d'arrière-gorge.
— Je suis votre défenseur, monsieur Jrauseilöen.
L'inculpé observe l'homme sans broncher. Levant le poing doucement, l'avocat s'exprime avec une fougue atone.
— Nous allons gagner.
Il s'éponge la tête au moyen d'un grand mouchoir à carreaux.
— Entre deux rendez-vous urgents, j'ai pu me libérer. Pour me charger de votre cause, monsieur Jrauseilöen.
La prononciation du nom diffère.
— Mais je suis impardonnable, monsieur Jrauseilöen.
Au gré des variantes, certaines lettres se débinent ou sont massacrées. Le prisonnier ne fait aucune observation.
— Voici que je ne me suis pas présenté. Alors permettez-moi de le faire. Mon nom est Bujtrav, Prousticrapoink Bujtrav.
Non sans affectation, il s'incline aussi bas que sa bedaine le lui permet. L'ample geste du tire-jus en arc de cercle évoque un galurin absent.
— Pour vous servir.
Il plie soigneusement l'étoffe.
— Mes nombreuses activités me retiennent partout. J'ai dû sabrer mon planning.
Son débit fluctuant produit un effet pénible.
— Votre affaire est si intéressante qu'elle méritait cet effort. Parmi ma clientèle vous aurez toujours la priorité, monsieur Jrauseilöen.
L'accusé ne manifeste pas la moindre réaction émotionnelle.
— Comment vous remercier?
— Sans me vanter, monsieur Jrauseilöen, vous êtes sacrément chanceux de m'avoir.
— Je vois.
Il ouvre sa serviette : vide. Il la referme. D'une poche, il sort un carnet sous blister.
— Avant tout, monsieur Jrauseilöen, j'ai besoin de savoir. Au procès, prendrez-vous la parole?
— Non. Je me repose entièrement sur la maîtrise de mon défenseur.
En dilatant ses poumons, l'avocat se gonfle d'autosatisfaction.
— Sage décision, monsieur Jrauseilöen. Vous ne le regretterez pas. Nous autres, grands professionnels de l'épitoge, sommes rares. Beaucoup n'ont pas le niveau requis pour les belles affaires : telle la vôtre.
Sans instrument tranchant, le blister ne se laisse pas démonter.
— Mais vous ne m'entendrez jamais dire du mal de mes confrères.
Il s'acharne. Ses doigts boudinés ripent sur la surface glissante. Afin d'entamer l'emballage, il utilise son crayon.
— Vous savez ce que c'est entre membres du barreau, on forme une famille soudée.
L'inculpé s'exprime d'une voix douce.
— Oui : une mafia.
Passé l'instant de surprise, il rétorque avec une crispation d'asthmatique.
— Ce terme ne convient pas vraiment.
Sa mine s'assombrit quand elle se casse.
— Enfin, vous réussissez à plaisanter dans ces moments douloureux. C'est très bien ça, monsieur Jrauseilöen. Le moral annonce la victoire.
Avec un geste mou, il dit.
— Nous vaincrons.
— Vous êtes là pour ça.
Sous sa gaine plastifiée toujours vierge, le calepin rejoint une pochette hideuse.
— Avec mon savoir-faire, vous ne pouviez pas mieux tomber.
— Difficile, en effet.
L'avocat prend la feuille posée près du prisonnier. Il étudie le texte.
— Voyons, voyons. Pris sur le fait et vous vous prétendez innocent. INNOCENT? Oubliez tout de suite cet argument, monsieur Jrauseilöen. Vous allez droit dans le mur. Je connais mon métier.
Une sonnerie l'interrompt (celle d'un minuteur de cuisine qui déforme sa poche). Il décroche un antique portable visiblement hors d'usage. Un bout de sparadrap retient l'articulation. Avant d'écouter son correspondant, il répond.
— Je n'ai pas le temps.
Sa main bouche l'écouteur.
— Ma secrétaire. C'est comme ça toute la journée.
Il s'adresse à l'antiquité.
— Rappelez-moi plus tard.
Lorsqu'il raccroche, l'objet se brise en plusieurs morceaux retenus par des ficelles. Son possesseur a besoin d'un moment d'intense cogitation pour avancer une raison plausible. Il trouve enfin.
— J'en use deux par semaine. Où en étions-nous?
Je connais mon métier.
— Ah oui! Le mieux est de plaider : coupable. D'emblée. Même si selon vos critères vous estimez n'avoir rien fait. Ce dont je ne vous blâme pas, bien au contraire. Tout cela relève d'une appréciation tellement subtile. L'endroit est peuplé d'innocents.
D'un geste exténué, il désigne l'hôtel carcéral.
— Chacun ici vous le dira. On n'en sortirait pas. Alors autant nous montrer raisonnables. Vous verrez, cela présente d'énormes avantages.
La bouche close, l'inculpé le laisse poursuivre.
— En plaidant coupable…
Il prend une posture pathétique puisée dans un vieux manuel pour illettrés (en bandes dessinées sans phylactères).
— Je vous interromps tout de suite.
Son client n'a pourtant amorcé aucun signe négatif.
— J'entends votre désapprobation.
Il reste muet.
— Elle est parfaitement compréhensible. Quoi de plus naturel.
L'air d'un prédicateur radié pour faute grave, l'avocat met en pratique ses connaissances acquises au fil d'innombrables heures d'étude passées devant des films de série B.
— En plaidant coupable on obtient la faveur du juge. Et cela importe au plus haut point, je vous le certifie. En un mot, enfin deux : LE principal.
Il regarde autour de lui, méfiant.
— Je ne devrais pas vous le révéler, monsieur Jrauseilöen, car il s'agit d'un secret corporatiste. Les juges sont, je pèse mes mots, on ne peut plus sensibles à ce genre de déclaration. Pour cet effort méritoire, on vous accordera une forte remise de peine. Oh! peut-être pas la totalité, soyons réalistes. Mais croyez-en ma longue expérience : beaucoup, beaucoup, beaucoup.
— Vous m'en direz tant!
— Votre séjour en C.R.O.T.E. sera bref.

C.R.O.T.E. : Camp de Rééducation Obligatoire par le Travail Epanouissant.

— Excessivement bref. J'exagère à peine : vous serez sorti avant d'entrer.
— Belle performance.
— Ensuite la plaidoirie : un boulevard. Alors qu'en dites-vous, monsieur Jrauseilöen?
L'avocat semble plus stressé que son client.
— Cela mérite réflexion.
— La nuit porte conseille. Réfléchissez. Et adoptez ma tactique, c'est la meilleure.
Il lève son poing mollasson.
— La victoire nous attend, monsieur Jrauseilöen.
— Vous gagnez à être connu.
D'un geste pompeux, il ramène sur l'épaule une épitoge imaginaire.
— Nous allons soulever des montagnes.
— J'en ai le vertige.
Sa main se lève : on dirait un praticien tranquillisant son patient atteint d'une maladie incurable.
— Je vous prends sous ma protection, monsieur Jrauseilöen.
— Je me sens déjà plus rassuré.

Le Palais de Justice accueille une foule bariolée. Les flashs crépitent. De nombreuses caméras ronronnent. Des carnets se couvrent de notes. Une forêt de micros assiègent les célébrités. Dans le prétoire, la lumière baisse. L'ouvreuse judiciaire guide Damoiselle be Hastros-Kriptel qui porte une toilette somptueuse. En prévision de ce moment important, elle souhaita faire preuve d'originalité. Elle se concentra donc longuement, mais aucune idée ne vint. Le temps avançait sans que ses recherches en fit autant. Rien, toujours rien. Rien qu'une vague poudre de perlimpinpin qui obscurcissait sa matière grise. Enfin un jour, une nuit plus exactement, l'inspiration fut au rendez-vous. Avant de se rendormir, elle nota le concept dans un carnet rose au moyen de son stylo rose à encre rose sur une feuille rose. Adossée contre l'oreiller rose, jolie elle était en vêtement de nuit rose au milieu de son lit rose, entre les draps roses. L'ampoule rose d'une lampe rose coiffée d'un abat-jour rose éclairait la table de chevet rose sur laquelle se trouvait une brochure rose marquée d'un signet rose. Aux murs roses étaient accrochés des peintures en camaïeu rose ainsi que plusieurs instruments de musique roses. Des rideaux roses encadraient la fenêtre rose aux vitres roses. Devant un miroir rose, des coffrets roses trônaient sur une table à maquillage rose. Il y avait aussi un petit guéridon rose. Dessus était posé un vase rose avec une rose rose. La voici donc cette idée géniale que jamais elle n'eût trouvé sans l'aide des songes : rose de rose. Ainsi voulut-elle sa vêture. Du petit chapeau rond rose aux souliers à hauts talons roses en passant par les lunettes roses. Le réticule : rose itou. Et les gants : roses. Comme ses bijoux : roses. Sa teinture : rose. Ses lèvres : roses. Chaque ongle des pieds : rose. Bref, du haut jusqu'aux bas (beaux) : tout rose.
Le cercle lumineux d'une "poursuite" se focalise sur l'héroïne du jour. La lumière crue l'éblouit. Seule ombre au tableau : retenus par une cérémonie protocolaire, ses parents se font représenter par un membre du gouvernement. Elle monte quelques marches qui mènent à un fauteuil splendide, d'une taille imposante. Plus elle s'en rapproche, plus le siège lui paraît démesuré. Il lui faut à présent surmonter un problème auquel elle ne pensait pas être confrontée. Elle avait bien vu des images, mais celles-ci ne rendent pas toujours compte de la réalité. Surtout lorsque manque une référence capable d'éclairer l'observateur. Le fauteuil semble prévu pour une personne gigantesque. Sans doute l'un de ces géants qui peuplaient la planète en des temps reculés selon certains mythes improuvables. Mais elle connaît la tradition : l'éminent Témoin d'Honneur doit se hisser tout seul sur le trône.

Trône du Témoin d'honneur : Ce sur quoi repose une coutume exhumée pour l'occasion par l'O. O. O. La personne glorifiée occupe un fauteuil prestigieux lors d'une instance extraordinaire. Récompense honorifique que la nation réserve à de rares héros. L'événement se produit une fois ou deux par siècle : et encore pas tous. Imposée dès l'origine, l'absence d'aide pendant l'ascension prouve la valeur du bénéficiaire de cet immense privilège.

Discrètement elle inspecte les faces latérales du siège, espérant découvrir une voie d'accès moins ardue : bernique! Après d'invraisemblables efforts, elle atteint le sommet. Heureusement pour elle, la grimpeuse a beaucoup pratiqué le croquet. Un silence impressionnant s'installe par degrés dans la salle grâce aux spectateurs qui échangent leur chut! Sans micro, un employé du tribunal transmet son message en s'éraillant la voix.
— Invitées et invités : la cour!
Revêtu de sa houppelande fruit blet, le juge fait une entrée ostentatoire.

Fruit blet : Le Parfait Arbitrage s'incarne idéalement dans cette couleur de produit que nul plaignant ne revendique.

La démarche chorégraphique, l'homme d'affaires juridiques avance avec une solennité de végétarien. Le suit la greffière. Il s'assoit. A l'aide de son maillet minuscule, il frappe sauvagement une coupelle qui fait un bruit discordant.

(Ces objets et leur son propre symbolisent le débat contradictoire si souvent faux comme une note mal transcrite.)

— La séance est ouverte. Faites venir l'accusé.
Entre deux gardes, le voleur est conduit à sa place. Boudiné dans une toge trop petite, l'avocat sue d'angoisse. Bien que menotté, son client paraît détaché. Proche de l'attaque, le défenseur essuie son visage, ses lunettes, sa serviette, la table… Fin connaisseur des artifices du spectacle qu'utilise la gent procédurière, le magistrat jette un coup d'œil en biais vers les caméras. Il tourne aussitôt la tête en direction de l'appareil dont le voyant rouge s'allume.

[A l'attention des béotiens qui n'ont jamais été filmé (mais en existe-t-il encore?) : signal du passage sur l'antenne.]

— Honorable assemblée, en ce jour exceptionnel et sous les auspices de notre bien-aimé Maréchal-Roi Zur XVIII be Hastros — puisse une pluie d'agréments célestes inonder son auguste personne…
Le juge s'incline en direction d'une nouvelle caméra qui prend le relais du direct.
— J'ai le grand honneur de conduire une cérémonie tout à fait exceptionnelle. La dernière fois qu'on l'organisa remonte si loin qu'aucun homme vivant ne pourrait en garder le souvenir. Alors remercions par une minute de bruit celui qui rend possible cet événement historique.

Minute de bruit : Réservée exclusivement aux vivants. Le monarque en est friand. Symbolise l'ovation des soldats faisant cogner leurs armes.

— Je veux parler de notre sublime Maréchal-Roi — que la plénitude des félicités les plus radieuses se répandent à jamais sur sa glorieuse tête.
Il lève une main. Chacun fouille ses poches (lames et canons peuvent être remplacés par autre chose en dehors des campagnes). Il appuie sur le poussoir de sa montre et son bras s'abaisse.
— Top!
S'agitent les crécelles. A son nouveau signe, le raffut s'interrompt instantanément.
— Durant les temps où s'ourdissent de noirs forfaits, soudain un héros se dresse devant leurs auteurs méprisables. Au péril de sa vie, il terrasse l'abjecte engeance. C'est ce que fit Damoiselle Vealmioun be Hastros-Kriptel. N'écoutant que son courage, elle permis l'arrestation d'un dangereux révolutionnaire mâtiné de crapulerie. Pour cette raison, elle occupe une place digne de ce glorieux exploit : l'illustre Trône du Témoin d'Honneur.
Il s'incline devant l'héroïne. Juchée sur son perchoir, la jeune fille essaye de paraître modeste : un vrai challenge.
— Témoignons-lui notre admiration comme elle le mérite.
Le public se dresse d'un même élan. Chacun applaudit à tout rompre, les mains placées au-dessus du crâne. Conformément à l'usage, s'agissant d'honorer la famille royale. La salle fait des bans. L'inculpé reste assis. Les gardes le prient d'imiter l'assistance à coups de crosse. Il s'exécute de mauvaise grâce. Ses mains liées lui évitent la corvée d'applaudir. Gonflée de fierté, elle fait des gestes de remerciement sans ménager sa peine. Elle remue tant qu'elle perd l'équilibre. Elle tombe en hurlant au milieu d'une masse douillette. Auparavant, quelques assistants avaient disposé selon la tradition des coussins moelleux au pied du trône. En effet il y a fort longtemps un Témoin d'Honneur âgé tomba. Par miracle l'homme s'en tira sans une égratignure. On procède depuis à ce prudent aménagement. Des échotiers affirmèrent que la chute avait pour cause l'abus de boisson. Ne dit-on pas : il y a un Si Haut pour les ivrognes?

Si Haut : Unique en Son genre : un Etre qui ne saurait naître ni cesser d'être. Il n'a qu'un mot à dire pour enfanter dans la joie. Célibataire endurci. Sexe invérifiable (les Anciens Lui attribuèrent le genre masc. par tirage au sort). Si ça se trouve Il n'en a pas (thèse des positivistes), ou deux (solution de facilité), voire les trois (pensons au neutre du triphasé)? Adore se faire prier. Demeure éternellement invisible et muet. N'ayant pas de bouche, beaucoup parlent pour Lui (preuve qu'on peut s'en passer). Néanmoins Il goûte la bonne chaire et le saint doux (suivant les gens bons). Favorisé par Son sort, Il ne connaît pas la fin (voulant ignorer comment l'histoire se termine). Ecrivain refoulé, le Verbe et les Ecritures L'attirent. Face à la création l'artiste pose cette question : soit l'univers se créa tout seul, soit le Créateur en fit autant. La science dit : rien ne se crée, rien ne se perd. Démontrant qu'Il ne s'égare jamais. Sur la foi des incrédules, il faudrait croire leur pratique théorie : avec du néant (une petite quantité suffit) le concret se crée. En revanche l'abstrait n'a besoin de rien (forme évoluée du néant) puisqu'impalpable.

Elle dévale les marches en douceur. Diazus lève les yeux au ciel. Pour éviter un choc plastique, les coussins sont décorés de motifs fleuris en camaïeu. Des roses et rien d'autre. La raison? Nul ne la connaît. Mais personne ne s'aviserait de modifier d'un iota la royale coutume. À la vision du drame, l'assemblée s'est tue. Le réticule écrasé se tord. Par sa gueule ouverte, il rend son contenu en laissant échapper une profonde éructation : rien que des objets roses. Retroussée, la robe découvre le haut des bas. Diazus masque sa vue. A tâtons la maladroite essaye de se relever. Ses lunettes ont sombré sous la surface rembourrée. Le juge se penche vers sa collaboratrice.
— Greffière, que dit la jurisprudence?
La femme tape à toute allure.
— Je cherche, monsieur le juge.
Les touches fument. Soudain le moniteur la remplit d'aise.
— Ça y est! En cas de chute, l'honorable témoin peut se faire aider.
— J'en prends bonne note.
Il s'adresse à la salle.
— Noble assistance, je déclare une suspension de séance. L'audience reprendra d'ici un quart d'heure.
Un brouhaha joyeux se répand dans le prétoire. Leur panier plein de friandises accroché à l'épaule, des vendeurs ambulants vont et viennent entre les rangées. Sous l'abondante sueur qui l'imbibe, l'épiderme de l'avocat prend des reflets huileux.
— Vous paraissez bien serein, monsieur Jrauseilöen. C'est la première fois que je vois ça. Et pourtant j'ai fréquenté beaucoup de prétoires. Peut-être pas forcément à cet endroit précis, précis.
— L'idéal est d'être près de la sortie.
— Oui, sans doute, monsieur Jrauseilöen. Très fin. Croyez-moi, j'ai connu plus de bancs que vous ne sauriez l'imaginer.
— Du moment que ce n'est pas celui des accusés.
— Encore l'une de vos boutades, monsieur Jrauseilöen. Vous magnez admirablement le verbe.
— Et vous le complément.
— Impossible de lutter contre vous.
— Il me faut quand même une défense.
Malgré l'inquiétude qui le ronge, il évacue un bout de rire distrait.
— Je n'ai jamais eu un client comme vous.
— Ni moi un défenseur aussi éprouvé.
— Je suis confondu, monsieur Jrauseilöen.
— L'un ne va pas sans l'autre.
— Vraiment, vous êtes insaisissable, monsieur Jrauseilöen.
— J'aurais cru le contraire.
— Voyons, monsieur Jrauseilöen. Notre affaire est sérieuse.
— Une fois de plus, vous gagnez.
— A ce propos, jamais je n'ai perdu de procès jusqu'ici.
— Incroyable. Félicitations!
— Il n'y a pas de quoi.
— Si c'est vous qui le dites.
S'essuyant les oreilles avec une tranquille impatience, l'avocat n'a guère l'esprit aux civilités.
— Ecoutez, revenons à nos ziguetths.

Ziguetth : Tondeuse à gazon vivante. Ses cheveux frisés couvrent entièrement son corps. Se retrouve à poil quand il ne lui en reste plus aucun. Son cinquième sabot le rend unique. Avec lui on mange différentes parties, les siennes exceptées. Ne pas s'y laisser prendre, il rapporte. Ses comptes sont à dormir debout. On lui saute dessus pour jouer. A plusieurs, ils s'étendent sous le lit. Arrivent par vagues sur les plages. Adorent être les uns sur les autres. Même dans le ciel.

— Et à votre brillante carrière.
— Vous me gênez.
— Simple remarque.
— Donc, je ne voudrais pas perdre pour la première fois.
— Ce serait bien le fpoavv si la chose advenait.

Fpoavv : Joue au plus malin avec le Si Haut. Ne peut s'empêcher de tricher. Se fait souvent passer pour un autre, en particulier son Adversaire. Il L'imite à la perfection : y compris en feignant de ne pas exister. Afin de mieux tromper autrui, il suggère le mal au nom du bien : l'on n'est pas plus raffiné.

Avant d'énoncer la question qui le tracasse depuis longtemps, il aspire une goulée d'air trop importante. Il l'avale de travers. Il tousse à perdre haleine et recrache l'atmosphère superflue. Puis il engouffre une main exploratoire entre ses mâchoires afin d'immobiliser quelque dent sur pivot qui aurait tendance à fuguer, évoquant l'examen de fin d'apprentissage d'un bourreau peu doué.
— Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, Monsieur Jrauseilöen, il me faudrait une petite confirmation. Je suppose que vous suivez mon conseil? Il n'y a d'ailleurs pas d'autre issue. Nous plaidons coupable, n'est-ce pas?
— Je veux que vous plaidiez pour moi : innocent.
Un nouveau débordement de toux grasse déferle dans le prétoire. L'avocat s'anime quelque peu. Sa diction déraille (les syllabes s'entrechoquent salement dès qu'il s'énerve).
— Non! Vous ne pouvez pas faire ça. J'ai passé cette nuit à re, re et re-écrire ma plaidoirie. Elle est à présent au point. Elle frise même la perfection. Mais, si, mais si.. Elle vous sauvera la vie, monsieur Jrauseilöen. Sinon vous allez pourrir dans les C. R. O. T. E. Et ce n'est pas la joie dans ces sbizes-de-basse-fosse. Je ne peux tout vous dire : des informations circulent…
— Ma décision est irrévocable.
— Soyez raisonnable, monsieur Jrauseilöen. Vous aurez la conscience tranquille.
— Inutile d'insister.
— Sachez que je suis votre ami. Un grand frère qui essaye de vous donner le meilleur conseil. Ecoutez-le, comprenez-le, approuvez-le.
— Ma résolution est prise.
— Juste le temps d'une petite, toute petite réflexion.
— C'est définitif.
— Vous gardez la possibilité de changer d'avis. Maintenant, tout de suite : rien n'est perdu.
— N'y revenons pas.
— Vous pouvez encore nous sauver. Un seul mot et je suis libéré, heu! NOUS sommes libérés. Alors rendez-moi mon glaive et je pourfendrai leur ignominieux réquisitoire.
Il brandit indolemment une arme imaginaire.
— Je ne varierai pas.
Semblant atteint par une lame virtuelle, ses épaules s'affaissent.
— Vous voulez ma mort professionnelle. Rien moins.
— Soyez patient.
— Je vais perdre mon autorisation d'exercer.
— Vous ne l'avez pas.
— Raison de plus.
Il se mordille une jointure du pouce comme un maniacodépressif.
— Rassemblez vos esprits.
— Figurez-vous que je n'ai même pas étudié d'argumentaire de rechange.
Il prend sa tête entre les mains.
— J'étais tellement sûr.
Il se la casse.
— Ce n'est pas en quelques instants…
— Je peux donner un coup de main.
— Ah! Vous allez personnellement assurer votre défense.
Il se prend à espérer.
— Alors vous n'avez plus besoin de ma présence?
— Si! Il faut parler pour moi : c'est là votre travail.
— Et pour dire quoi? En avez-vous la moindre idée, monsieur Jrauseilöen?
— Nous verrons au fur et à mesure.
Il s'échauffe sans bouillir.
— Une défense, ça? Un massacre, plutôt.
Ne pouvant résister davantage, un bouton ventral de la toge saute.
— Je les connais ceux d'en face.
Un autre subit le même sort.
— Ils ont des meutes d'assistants bardés de diplômes. Ils emploient des subterfuges inimaginables. Ils ont d'immenses archives secrètes. Monstrueuses. Je ne vous dis que ça. Complètes, totales. Avec eux, on n'a aucune chance, monsieur Jrauseilöen. Vous allez vous faire…
En même temps que son angoisse, sa voix monte follement.
— NOUS allons nous faire ratatiner.
— Seulement moi.
— Que vous dites. Ma carrière est maintenant terminée.
— Vous noircissez la situation.
— Ce procès était pour moi une véritable renaissance. Il ne me reste plus qu'à fuir.
— Un peu de cran.
— Facile à dire pour vous. Comme délinquant, vous êtes préparé aux sévices. Vous avez la formation requise. Mais moi, c'est autre chose. Avez-vous pensé à moi, monsieur Jrauseilöen? Mais non, j'en suis sûr. Vous faites passer votre point de vue personnel avant celui des autres, comme si c'était admissible. Sans prendre une seconde en considération mes avantages. Et dire que je ne peux quitter ce bateau qui sombre. Pfutt!
Une dent artificielle vient de s'échapper : elle glisse sous sa robe échancrée.
— Quelle catastrophe!
Afin de mettre la main sur l'évadée, il entame un strip-tease ignoble.
— Pouvez-vous au moins m'indiquer l'axe général de votre défense. Si vous en avez un?
— Ce n'est pas encore bien précis.
Il semble défaillir.
— En gros, je fais prévaloir mon innocence.
Une grimace révulsive déforme sa bouche.
— C'est tout?
— Puis…
Telle une proie goutteuse dans un fourré que traque un prédateur culturiste, il attend.
— Puis?
— Oui, c'est ça. Je veux que vous demandiez pour moi : réparation. Et versement du zurim symbolique.
— Folie sans nom! On dérive même carrément au-delà. Le zurim symbolique.
Il se donne une tape modérée contre le front.
— Vous croyez bien faire, seulement comme on dit : l'uchkoum est pavé de bonnes intentions.

Uchkoum : Centre d'accueil réservé à une clientèle difficile. On réserve sa place avec beaucoup de peine. Forfaits non avantageux. Chaleur étouffante : personne ne ferme les radiateurs. Aucun service digne de ce nom. Propreté plus que douteuse. Quant à la cuisine, n'en parlons pas : on se demande avec quoi c'est fait. Personnel en dessous de tout. Bureau des réclamations injoignable. Tout le monde se plaint. On a beau crier, la direction s'en moque.

— En procédant ainsi vous défiez les autorités. Le pouvoir en place. Jamais ils ne laisseront passer un tel affront. Jamais. Avez vous remarqué qu'ils ont curieusement fait ressortir cette coutume dont j'ignorais l'existence? Tout ça, c'est pour vous. Je dis bien pour vous, monsieur Jrauseilöen. Vous affrontez un obstacle insurmontable : le Maréchal-Roi lui-même. Vous voyez, nous sommes perdus.
— Puis…
— Parce qu'il y a encore un puis? Cela dépasse mon entendement.
— Une dernière chose, presque rien. Je veux. Non, j'exige que mademoiselle Hastros-Kriptel m'adresse des excuses.
— Que ça? Soyez-en sûr, vous l'aurez votre crime de lèse-majesté. Je vais vous accompagner au C. R. O. T. E. Je me prépare déjà mentalement à cette épreuve. Mais aurais-je la force de l'endurer? Je ne possède pas comme vous cette froideur insensée. Il doit y avoir quelque chose dans votre cerveau : une tumeur. Vous n'êtes plus conscient de vos actes. Laissez-moi plaider la folie temporaire. C'est notre dernier recours avant le grand saut. Je vous en conjure, monsieur Jrauseilöen : pour mes enfants et ma femme.
— Vous n'avez ni femme ni enfants.
— Chicane!
Il remet sa dent en place.
— Dans votre intérêt….
Mâchoire fermée, il vérifie l'étanchéité locale en soufflant.
— …pensez à moi.
Des courants d'air indésirables passent comme au fond d'une bouche de métro mal entretenue.
Le Témoin d'Honneur a regagné son perchoir. Strict, le juge surveille la trotteuse. Ses lèvres muettes bougent.
Cinq, quatre, trois, deux, un : top.
Il déclare à voix haute.
— Au nom de notre bien-aimé Maréchal-Roi — loués soient les dons indicibles du firmament qui l'auréolent d'un prestige inégalé —, nous allons maintenant accomplir la phase juridique du cérémonial. Un processus qui se répète de façon identique au fil des siècles.
Avec componction, il ouvre un coffret séculaire finement ouvragé.
— Je vais donc remettre mon signe de pouvoir, c'est-à-dire ce précieux maillet, à notre éminente invitée.
L'objet est en or massif incrusté de diamants.
— Il confère la faculté de rendre justice. Notre héroïne pourra intervenir pour manifester ses décisions comme elle l'entend. Je vais donc procéder à la transmission de l'inestimable attribut.
Deux assistants apportent un lourd escabeau : une pièce de collection. Ils le disposent à une distance respectable du trône. Arrivé au dernier échelon, le magistrat s'incline en offrant l'outil qui étincelle.
— Prenez, Damoiselle.
Un peu loin, elle saisit l'objet du bout des doigts.
— Je le déclare en toute solennité, notre Témoin d'Honneur peut désormais conduire ce procès.
Fouillant sa mémoire, elle ânonne.
— Oh! Monsieur le juge.., voulez-vous bien ne pas vous.., en retourner. Pour.., partir, non!… J'ai un.., propos.., à vous entretenir…
Accablé, le juge lui confie en douce une carte. Il fait signe de lire les répliques. Désemparée, elle retourne le carton dans tous les sens. Elle finit par comprendre le motif de la discrète pantomime. Elle s'exprime dès lors avec ce parler faux qui assure la notoriété des grands patronages.
— Monsieur…
L'écriture fine se détache peu du fond gris. Elle doit relever les lunettes noires qui cachent sa monture rose en piteux état. Elle bloque les verres fumés au niveau du front.
— …le juge, vous me faites là un grand honneur. Quand j'entrepris mon action d'éclat, c'est en pensant à notre bien-aimé Maréchal-Roi Zur XVIII be Hastros. L'idéal triomphant de sa majesté me guida durant ma lutte acharnée contre le mal.
Les lunettes retombent sur son nez. Elle décide de les garder à la main.
— Sans lui, je n'y serais pas parvenue. Quant à mener un procès, je dois avouer dans ce domaine mon inexpi… inexpépé.., inexpépi.., inexpéré…

(Il ne faut pas s'en gausser, cela pourrait arriver à tout le monde.)

— Inexpérience. Oui, c'est ça. Inexpérience. Pardon! je reprends. Non, c'est fini.
Sombre le juge fait signe de tourner la carte. Elle le regarde avec des yeux ronds. Il lui faut un moment pour comprendre.
— Ah oui…
Elle remet les lunettes de soleil en position levée.
— L'objet insigne…
De nouveau, la monture noire heurte l'arête nasale. Elle la retire.
— …quitte mes mains. Je vous restitue l'instrument de pourvoir.

(Faute verbale.)

— Eblouissant maillet qui relève de votre apanage.
D'un geste élégant, elle lui remet les lunettes.
— Cet instrument de pourvoir…

(La cause de l'erreur est sans doute psychanalytique.)

— …à présent retrouve son véritable maître. Vous en aurez besoin pour démontrer l'infamie du présumé coupable. Avec mes compliments. Grand Conseiller Secret de l'O. O. O. Ou zéro, zéro, zéro?
Elle ajoute sur un ton confidentiel.
— Je ne sais pas.
Puis elle claironne.
— Mibdozalnoïse be Droumverlim…
Apoplectique, le magistrat réussit à l'arrêter pendant qu'il est trop tard. L'assistance reste pétrifiée. Le voleur sourit. Les gesticulations du juge l'amenant à réfléchir, elle se rend compte de la confusion des objets. L'échange s'effectue alors sans problème : hormis que le maillet tombe, avec l'homme.
Le magistrat met de l'ordre parmi les documents placés devant lui. Son bras inséré dans une gouttière ne lui facilite guère la chose.
— Séparons d'abord l'acte d'accusation en deux : politique et droit commun.
L'attitude obséquieuse plus empesée qu'à l'ordinaire, il se tourne vers la justicière d'honneur.
— Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, inappréciable Témoin d'Honneur.
Sans oser ouvrir la bouche, elle fait signe au juge qu'il peut procéder comme bon lui semble. L'homme prend alors un ton tranchant.
— Parfait, allons-y. Accusé levez-vous.
L'air impénétrable, le prévenu obtempère.
— Vous êtes bien Yhalniv Jrauseilöen?
— Oui, votre déférence.
Le magistrat parcourt la première page d'une épaisse liasse.
— Hmm! Hmm! Hmm! Votre cursus ne présente aucun intérêt. Hmm! Hmm! Hmm! Il est établi que vous êtes un dangereux révolutionnaire, inutile donc d'y revenir. Je propose par conséquent la peine maximum. Y faites-vous une objection maître, maître…
Il farfouille dans ses papiers.
— Maître.., commis d'office…
En vue de répondre, le défenseur prend une inspiration gigantesque. Devant lui se forme un espace dépressionnaire dont pâtit une éflajjh convalescente. La bête échappe de justesse au crash. L'air intimidé, la jeune fille s'adresse à l'avocat.
— Excusez-moi, maître Kaumydaufysse.
Puis elle tourne la tête.
— Monsieur le juge.
— Oui, Damoiselle be Hastros-Kriptel?
— Puis-je me permettre d'intervenir?
— Mais je ne suis ici que votre représentant. J'agis en votre nom. Je me dois de vous écouter.
— Ma question est peut-être stupide.
— N'hésitez surtout pas.
— Que fit l'accusé exactement?
Embarrassé, le magistrat tourne quelques pages du dossier. Impuissant, il signifie à l'objectif son impossibilité de se défiler. Puis il déclare.
— En fait, il n'y a rien.
— Je ne comprends pas.
— C'est tout simple. Cet agitateur mit au point il y a longtemps un système prétendument capable d' "éradiquer la misère", selon ses propres termes.
— Et en quoi cela consiste-t-il, monsieur le juge?
— Justement, on ne le sait pas. Tous les textes envoyés aux médias disparurent. Impossible de révéler comment car il s'agit d'un secret d'Etat.
— Cette méthode répond de quel chef d'accusation?
Anti-administration des marchés libres : un groupe d'économistes a estimé que cette formule pourrait très bien fonctionner.
— Dans ce cas, où réside le problème?
— Le pouvoir de quelques personnalités subalternes risquerait d'en être légèrement écorné.
— A priori pas de quoi fouetter un fmutozzh, mais je suppose qu'on doit faire confiance aux experts.
— Raisonnable conclusion.
— Depuis l'époque de sa rébellion, l'accusé a-t-il poursuivi les actes répréhensibles dont vous parlâtes?
— Non.
— Si je comprends bien, ses torts s'avèrent nuls puisque le public ne connut jamais son discours prohibé. On peut également estimer qu'il est revenu à la raison : le prouve l'arrêt de ses menées subversives. Selon moi il faudrait se montrer humain, faire confiance en l'homme, le croire capable de s'amender. A votre place, monsieur le juge, je ne le condamnerais pas pour motif politique.
— Damoiselle be Hastros-Kriptel, vous venez de prononcer l'une des deux sentences. Je ne peux revenir dessus.
N'ayant pas prévu cet aboutissement, elle ouvre des yeux exorbités comme un collecteur d'impôts face à une anticipation du versement fiscal.
— Me permettez-vous de poursuivre le procès?
— Je vous en prie, monsieur le juge. Excusez-moi d'être intervenue. J'essayerai de ne plus vous déranger.
— C'était votre droit le plus absolu.
Une chbefiarddh se pose.

Chbefiarddh :Incubateur vivant. Vole afin d'être au-dessus des autres. Même au sol, elle se déplace sur des échasses. Bec prétentieux : on imagine la longueur du fume-cigarette. S'habille été comme hiver : plastron blanc et veste à parements noirs. Choisit par snobisme les marais pour villégiaturer (loin des masses populaires). Etale le luxe de son habitation : position dominante, vue imprenable, résidence individuelle… Ne conçoit pas un nid douillet sans cheminée. Ses gosses ont un lit de plumes.

Dans la serviette éponge suspendue à son bec se trouve un nouveau-né. La mère putative l'accueille avec effusion. Le juge surveille l'écran incorporé à son bureau. Bien entendu cette fable possède une morale qui est claire : on doit acquérir d'urgence des couches-culottes. En revanche la pin-up est dénudée pour une raison peu évidente. Les spots se déroulent l'un après l'autre comme du papier de soie en rouleau. L'audience est interrompue. Les lois marchandes l'emportent sur celles moins importantes du code pénal. La pause mercantile s'achève sur une chorégraphie de dragées contre les ballonnements. Le juge qui connaît les ficelles du métier prend la parole sans laisser de blanc.
— Excellent ce produit. Par exemple pour les personnes telles que vous. Dans votre métier, on mange souvent n'importe comment…
Posséderait-il un lot d'actions du laboratoire et/ou la régie publicitaire lui verserait-elle une commission?
— Mais poursuivons, inspecteur. Il semblerait que vous ayez lutté avec le prévenu au cours de l'arrestation. Je me trompe?
La voix nasillarde du vieil inspecteur résonne comme un klaxon bas de gamme.
Oui, non, votre déférence. Il n'y a pas eu de bagarre durant l'arrestation.
— Et ce pansement alors?
Ah? Ça!
Ses doigts effleurent la ouate qui le défigure.
C'est au commissariat que…
— Quel culot! Vous attaquer là-bas.
En fait, votre déférence, un collègue…
— Il y a eu mêlée générale?
Heu! A vrai dire, il s'agit d'une canette…
— Je vois. Il a jeté l'objet et l'adjoint dut vous secourir.
Pas vraiment, votre déférence. L'accusé était menotté. Aucune bagarre n'a eu lieu. La canette s'est envolée : simple accident.
Le magistrat conclut avec humeur.
— Ah? Eh bien! ce sera tout. Merci inspecteur.
Tandis que le policier s'en va, il consulte ses papiers.
— Maître.., maître… Rappelez-moi votre nom…
Desséché l'avocat tète le goulot d'un magnum en plastique. Le juge se demande si l'avocaillon ne pratiquerait pas la publicité clandestine. Il prend un ton courroucé.
— Au lieu de boire comme un trou.
Semblant piqué par une estreubbh, le buveur recrache l'eau.

Estreubbh :Flèche vivante. A une taille de rêve (sans corset). En maillot rayé de majordome, elle émet un bourdonnement d'aspirateur. Folle des courses, elle ne l'est pourtant pas. Même prise sur le fait, personne ne la possède. Pique la nourriture (pas uniquement). Afin de percer, son nid devient un guet-apens. Avec seulement quelques maux, ses occupantes aiguillonnent les organes sensibles : fer de lance d'une recherche pointue.

On dirait une haleine bruineuse de gwlinässh remontant à la surface après un record d'apnée.

Gwlinässh : Bathyscaphe vivant. Le plus gros mammifère que comprend la mer. Accouche dans l'eau pour le bien-être de son petit déjà grand. Instable, elle collectionne les adresses vagues. Le jet d'eau sur sa tête peut soulever une cible de tir forain. Rit énormément. Saute de joie. Eclabousse tout le monde en retombant. Fournit un temps des fabricants de parapluies (malintentionnés). Eut aussi quelques aventures avec des corsetiers peu recommandables (ces chevaliers d'industrie voulant la dépouiller de sa richesse intérieure).

— Bujtrav, votre référence.., votre déshérence, heu! Votre déférence. Bujtrav. Prousticrapoink Bujtrav. Dois-je décliner mon deuxième prénom?
Semblant effrayé par une telle perspective, le juge fait un geste phobique.
— Non! Inutile.

(Entre nous, ce deuxième petit nom est Drispugobadoye. Le diminutif Drispugobadouillin en idiome interrégional signifie : furoncle putride. Par égard pour le lecteur, nous ne mentionnerons pas ses autres noms de baptême.)

Il l'inscrit au dos d'une enveloppe. Le défenseur hasarde une suggestion mnémotechnique.
— Pour mieux le retenir, on peut penser au Bujtravvh : grand planeur du désert. Sans deuxième "v" ni "h" à la fin.
— Oui. Bujtravvh, je m'en souviendrai : il dépèce les charognes.
Le mouchoir de l'avocat déconcerté lui échappe des mains. Il tombe comme un parachute en torche.
— Alors, maître Bujtrav. Comptez-vous ajouter quelque chose?
— Mon client souhaiterait l'intervention de l'expert détaché par la firme Deuroz, pour procéder à un aménagement électronique dont j'ai ici le schéma.
— Montrez-moi.
Il tourne la feuille plusieurs fois.
— Cela nécessite peu de temps.
Voulant boire un café, il se décide objectivement.
— Autorisation accordée. La séance reprend dans quinze minutes.

Un individu à faciès de scientifique rejoint la barre des témoins. L'y attend une console. La voix caverneuse burinée à l'intempérance tabagique, il parle avec une assurance de spécialiste.
— Votre déférence, le dispositif est maintenant couplé au véhicule.
Il montre les fils qui traversent la salle pour se perdent sous une porte. Des panneaux descendent du plafond. Après quelques zébrures, la vision parfaite du Xib 33 s'étale sur les écrans.
— C'est prêt!
Avant l'estocade, le magistrat consent à jouer avec sa proie.
— Pour moi, vous êtes en train de nous monter un bateau.
Le voleur glisse quelques mots à l'oreille de l'avocat qui les répète comme un nestaistroubbh.

Nestaistroubbh : Magnétophone vivant. A une vocation de répétiteur. Respecte la syntaxe quand ça lui chante. Se soûle de paroles. Aime les mélanges. Raconte tout sans peser le pour et le contre : espèce de balance. Bien que sa plume n'ait aucune originalité, les couleurs tapageuses dont il se pare jurent : une mise à hurler. Son bec peut faire mal. Musicalement, il ne change jamais de disque. Evite les cages d'ascenseur (il en n'a pas besoin pour monter). Ne faisant pas bon ménage avec la vapeur, grands et petits mirent les voiles.

— Ni train ni bateau : avion.
— Vous ironisez à présent, maître Bujtrav? Oseriez-vous outrager la magistrature?
En faisant un geste apeuré, l'avocat bouscule son gobelet qui roule jusqu'au bord de la table et le franchit allègrement. Il plonge.
— Pas du tout votre déchéance. Heu! votre déficience. Je veux dire, votre déférence.
A quatre pattes, il semble ramper.
— N'y revenez pas, maître Bujtrav. C'est compris?
— Oui, votre haute déférence.
Il en profite pour chercher l'objet par terre.
— Mille gratitudes, votre extrême déférence.
Transpirant à grosses gouttes, il regarde son client d'un œil noir. Ce dernier esquisse un sourire. Le gobelet tremble dans ses mains.
— Allez, maître Bujtrav. Montrez-nous votre petit numéro. Et qu'on en finisse.
L'avocat lit les indications que l'accusé vient d'écrire sur un coin de table.
— Peut-on mieux voir l'habitacle?
La caméra zoome sur le tableau de bord.
— Monsieur l'expert, veuillez allumer les cadrans s'il vous plait.
Le spécialiste presse un bouton. Différents instruments surgissent dans une profusion de couleurs lumineuses. Le mot "urgent" ainsi qu'un icône en forme d'enveloppe clignotent. La propriétaire regarde l'image avec stupéfaction.
— Auriez-vous l'amabilité d'ouvrir le message en attente?
— Une seconde, maître Bujtrav.
Le juge s'adresse à l'expert.
— Puis-je connaître la date d'envoi de ce courrier?
Le technicien clique au moyen de sa sopentth.

Sopentth : Ramasse-miettes vivant. Naît en montagne. Habite un trou perdu. Est voisine du chproucheeh (en plus gracieuse toutefois). Appartenant à la classe supérieure, elle occupe les étages tandis que l'autre reste au sous-sol. Travaille dans les laboratoires. Tenue stricte : robe blanche ou grise (pour s'occuper du ménage). Trotte des journées entières. Les fmutozzhs joueraient volontiers en sa compagnie, mais elle abomine leurs mauvaises manières. Quand ils ne sont pas là, elle guinche avec ses copines. Sous forme robotisée, on l'accouple a un ordinateur (mariage d'intérêt).

Le renseignement demandé apparaît. La greffière s'écrie.
— Le jour de l'arrestation, monsieur le juge. Peu avant l'arrivée de police secours.
Motivé par cette prudence saine qui garantit les belles promotions, le magistrat s'adresse au Témoin d'Honneur.
— Acceptez-vous que ce courrier soit ouvert, Damoiselle be Hastros-Kriptel?
Elle répond avec crânerie.
— Oui, votre déférence.
Dès que le technicien clique sur l'icône, on lit sur les écrans. Danger de mort : ne pas utiliser votre appareil. Fissure entre le système de verrouillage et la boîte à fusibles (logement du train d'atterrissage avant). Au cas où vous en douteriez, je mets le moteur H. S. Sans détériorer la mécanique, soyez tranquille. Attention aux roulottiers! Pour récupérer vos affaires, contactez-moi : coordonnées sur page suivante. Salut. Y. J.
L'expert devient livide. Un silence pesant rôde dans la salle. La propriétaire est effondrée. Complètement retourné, l'avocat fait des mouvements saugrenus. Tapotant son menton, le juge réfléchit un moment. Il trempe chaque mot dans du miel.
— Chère Damoiselle, il ne s'agit aucunement d'une critique. Juste pour comprendre. Comment se fait-il que ce message vous ait échappé?
Avant d'attendre la réponse, il demande au technicien.
— Le moteur bloqué implique-t-il l'extinction du tableau de bord?
— Impossible, votre déférence. Les circuits électriques du moteur et de l'avionique sont indépendants. La sécurité l'exige car si un…
— Merci, nous avons compris. Qu'en dites-vous, éminente Damoiselle?
Recroquevillée, elle dit d'une voix blanche.
— Je n'ai point allumé le tableau de bord.
— Simple oubli, sous le coup de l'émotion. Nous comprenons cela fort bien. Personne n'aurait l'inconvenance de vous en tenir rigueur.
En se redressant, elle fait montre d'une condescendance nobiliaire.
— Je n'utilise jamais ces cadrans. Ils sont d'un usage fastidieux à mon gré.
Dans la salle jaillissent des "oh!" médusés. Diazus porte la main à son front. Le client et son défenseur ont une discussion serrée. Bujtrav gesticule avec nonchalance. Sa voix prend une ampleur de machine à coudre en survitesse.
— Jamais vous ne me ferez dire…
Il triture nerveusement le micro.
— …que pour cette grave infraction au code aérien…
A cause d'une crampe, sa main touche l'interrupteur. Les haut-parleurs finissent la phrase.
— ELLE MERITE UN MOIS DE PRISON.
Ce sont à présent des "oh!" scandalisés qui prolifèrent. Elle baisse les yeux, penaude. La tête enfouie sous son mouchoir, l'avocat se rue lentement vers le juge.
— Votre déférence. Heu!
Il griffe ses joues.
— Je n'ai pas dit les mots que mes lèvres ont proféré.
— J'en suis convaincu, maître Bujtrav. Je n'ai d'ailleurs rien entendu, comme tout le monde ici.
Il s'éponge avec acharnement.
— Un simple aparté qui n'a rien à voir avec Damoiselle be Hastros-Kriptel.
— Je confirme votre déclaration.
— Nous ne parlions pas du tout de Damoiselle be Hastros-Kriptel.
— Personne n'en doute.
— Aucun rapport avec Damoiselle be Hastros-Kriptel.
— Nous sommes bien d'accord.
— Pas le moindre lien avec Damoiselle be Hastros-Kriptel.
— Ecoutez, on l'a tous si bien compris que nul ne s'en souvient. Alors inutile de la mentionner. Vous saisissez?
— Ah? Ah oui? Aaah! Ouiii! Ouiouiouiii! Vous voulez dire qu'il ne faut pas répéter Damoiselle be Hastros-Kriptel. C'est limpide. Donc je ne prononce plus les mots…
Pour bien s'en pénétrer, il détache soigneusement chaque terme.
— Damoiselle---be---Hastros---Kriptel.
Dents serrées, le juge secoue la tête. En désespoir de cause, il place le doigt du mutisme devant la bouche.
— Je comprends, votre déférence. Je comprends, je comprends.
— Alors regagnez votre place, maître Bujtrav.
Il s'incline platement.
— Bien, votre déférence. Tout de suite, votre déférence. Je ne suis plus là, votre déférence.
— Monsieur Jrauseilöen pourrait peut-être maintenant nous indiquer où sont les objets qu'il a dérobé? Heu! Lapsus regrettable. Disons : mis en sécurité.
Le défenseur et son client se concertent à voix basse. En manipulant ses lunettes avec affectation, l'avocat s'approche du juge.
— Mon intègre client est prêt à remettre les objets…
Il joue avec la monture comme un vieux routier du barreau de séries télévisées.
— …qui sont restés dans l'appareil.
Tout le monde s'écrie.
— Dans l'appareil?
Gourmé, il accentue chaque syllabe.
— Dans - l'ap - pa - reil!
Il déambule au juger.
— Toutefois mon honorable client formule une requête.
— Laquelle?
— Le respectable monsieur Jrauseilöen a découvert un endroit discret qui se trouve sur tous les modèles. L'utilisant à l'occasion — la preuve —, il entend ne pas l'ébruiter.
L'avocat n'arrête pas de heurter le mobilier.
— Voici pourquoi mon probe client veut aller lui-même chercher ces objets : non accompagné.
— Il a ma permission.
Le jeune homme ne bouge pas.
— Qu'attend-il?
— Mon digne client a les mains liées, votre déférence.
— Gardes, détachez Monsieur Jrauseilöen.
Suivant les fils qui sinuent, il disparaît derrière la porte encadrée par deux gardes. Le juge fait un signe cabalistique à la régie. Dans le garage, l'objectif suit chaque mouvement de l'individu. Avec un sourire en coin, le magistrat s'empare de son stylo. Bujtrav est outré par ce procédé déloyal : il compte néanmoins noter aussi l'astuce. Il ferme le cockpit. D'indésirables reflets brillent à la surface des vitres. Contrarié, le magistrat cligne des yeux. Chacun en fait autant. Tel un vulgaire voleur, il arrache deux câbles pour les mettre en contact. Le moteur tourne rond. Il pousse la manette des gaz. Le véhicule sort du champ. Avec retard, la caméra modifie son orientation. Le véhicule ayant quitté la zone éclairée, on n'aperçoit plus qu'une vague ombre sur fond d'obscurité. L'appareil fait ensuite marche arrière. La verrière s'ouvre : on distingue les objets à l'intérieur. Le magistrat range son stylo d'un geste rageur. Portant ses trophées, il revient.
— Remettez s'il vous plaît les objets à la greffière.
L'employée compare le contenu du réticule avec sa liste.
— Il ne manque rien, monsieur le juge.
— Parfait!
Un flash spécial envahit les écrans. Une journaliste parle devant l'épave fumante d'un aéronef.
— Un deuxième modèle s'est écrasé aujourd'hui. Vous pouvez voir derrière moi ce qui reste du Xib 33.
Des infirmiers placent délicatement une victime sur leur brancard.
— Son propriétaire n'est autre qu'un membre de la famille royale : le fils cadet du Maréchal-Roi Zur XVIII be Hastros. Malgré la violence du choc, les médecins restent optimistes quant à son état de santé. Un vrai miracle.
Entouré d'innombrables médecins, le blessé disparaît dans une ambulance gigantesque : quasiment un hôpital de campagne pour état-major.
— L'accidenté précédent eut moins de chance. On ne put le ranimer au bloc opératoire. L'identité de cette victime reste pour l'instant inconnue.
Escortée par une nuée d'engins de police, la monstrueuse ambulance démarre pesamment.
— Selon certaines sources officieuses, il s'agirait d'un voleur appartenant à une bande spécialisée.
Toutes sirènes hurlantes, le convoi s'éloigne à grande vitesse.
— Des bruits circulent selon lesquels le Xib 33 serait sorti trop tôt.
Petits points à l'horizon, les gyrophares flamboient joyeusement.
— On n'aurait pas respecté en détail les protocoles expérimentaux. L'enquête nous le dira.
Un grand nombre de techniciens fouillent les décombres.
— Personne n'explique cette malheureuse loi des séries. Ne dit-on pas : jamais deux sans trois? Espérons qu'aucun nouvel accident n'arrivera durant les prochaines heures. L'occupant du bungalow en miettes a bénéficié d'un heureux concours de circonstances. En effet juste avant l'impact on l'hospitalisait d'urgence afin de subir une grave intervention chirurgicale.
La journaliste met la main contre son oreillette.
— On me communique un message destiné aux rares propriétaires de Xib 33 : leur concessionnaire…
L'information ne présentant plus grand intérêt, le juge fait signe à la régie de l'interrompre.
— Nous compatissons à cette effroyable tragédie dont souffre notre sublime Maréchal-Roi — que les béatitudes divines exhalent leurs fragrances paradisiaques sur son altière sommité.
Le défenseur et son client discutent à mi-voix. Le premier fait des signes d'apaisement empreints d'anémie tandis que l'autre conserve un air buté.
— En ces moments difficiles, nous partageons la douleur des membres de la famille royale.
L'âpre discussion se poursuit.
— Maître Bujtrav. Avant que je prononce le non-lieu, souhaitez-vous apporter un commentaire?
— Bien sûr que non, heu! enfin si. Mais, votre déférence : il y aurait un problème.
— Comment cela, un problème?
— Mon client insiste pour que (lui pas moi) : il serait question de requêtes.
Le visage du magistrat se vide subitement de sa bonhomie. Une expression qui a exigé des années de mise au point sous la férule d'un professeur d'art dramatique réputé.
— Quelle requête?
— En l'affaire, je ne suis qu'une bouche. Mon client demande à tout prix : réparation.
L'atmosphère dans la salle devient glacée. Le juge interloqué reste un instant sans voix.
— Il serait inconcevable que la puissance publique reconnaisse ses torts. Demande rejetée.
L'air embarrassé, le Témoin d'Honneur prend la parole.
— Votre déférence, j'accepte de verser les dédommagements.
— Rien ne vous oblige à faire ce beau geste, Damoiselle be Hastros-Kriptel.
— Ce pauvre hère joua de malchance. Il faut le récompenser, rien de plus normal.
— Monsieur Jrauseilöen a bien de la chance d'être tombé sur vous.
Fort de sa longue expérience des affaires d'argent, le magistrat entame la négociation.
— Maître Bujtrav, combien réclamez-vous?
Après quelques mots échangés avec son client, l'avocat s'éponge sous les bras.
— Il veut que la réparation soit faite par l'Etat. Car il trouve scandaleux de n'avoir pu transmettre son message susceptible d'empêcher des drames : l'actualité en témoigne. Pour cette raison, il réclame le zurim symbolique.
— Tous mes regrets, maître Bujtrav. Il n'est pas possible de déroger à…
Pliée derrière le bureau, une jeune assistante arrive en hâte. Elle confie au juge un minuscule objet puis repart comme une flèche. Il déplie l'appareil et fait un signe entendu à la régie. Aussitôt, une multitude de sonneries retentissent. Chacun dans la salle s'empresse de dénicher son portable pour le museler. Avec conviction, Bujtrav en fait autant. Une voix aigrelette s'échappe de l'instrument.
Ici le ministre de l'Intérieur. Avant tout, je me permets de vous le rappeler. Nous n'avons aucun ordre à vous donner. La justice est indépendante. Il ne s'agit que d'une simple information.
Soucieux de confidentialité, le juge garde une main devant la bouche. Il émaille la communication de mm! sentencieux.
Nos sondages en temps réels sont formels. L'olibrius que vous deviez condamner obtient un indice de satisfaction phénoménal. Il ne faudrait pas mécontenter les électeurs, euh! spectateurs. Alors un zourim, ce n'est pas beaucoup. Rien qui puisse assécher les caisses du royaume. Je n'en dirai pas plus. Je n'ai pas besoin de vous faire un dessin. La balle est dans votre camp. Je ne vous ai pas téléphoné. Vous ne me connaissez pas. Je ne vous ai jamais vu ni parlé. Ah! au fait. Toujours d'accord pour notre déjeuner hebdomadaire. A bientôt.
Retentit le claquement d'un combiné mal raccroché. Le juge articule d'une voix forte qui transpire la mauvaise foi.
— Désolé, madame. C'était un faux numéro. Vous n'êtes pas au service après-vente d'Intertrust. Je vous en prie, madame.
D'un geste énervé, il jette l'instrument. La collaboratrice l'attrape au vol avec une dextérité de goal.
— Comme je disais : requête accordée. Monsieur Jrauseilöen obtient le zurim symbolique. Félicitations, maître Bujtrav, pour votre brillante plaidoirie. Vous avez su convaincre la cour.
L'avocat ouvre une bouche béante.
— Nous allons conclure cette affaire.
L'avocat retourne vers son client. Ils discutent fermement.
— Quoi encore, maître Bujtrav?
Sa serviette autour du cou à la façon d'un soigneur étourdi, le défenseur s'arrache quelques poignées de cheveux.
— Il refuse de m'entendre.
— Le zurim symbolique ne lui suffit plus?
— Non! Si! Votre déférence. Il s'agit de Damoiselle be Hastros-Kriptel.
Le juge tourne les yeux vers la jeune fille. Elle fait un signe affirmatif du menton.
— L'offre de dédommagement tient toujours.
— Il ne veut aucune compensation financière.
— Pas d'argent?
— Il affirme que cette écervelée aurait dû consulter ses instruments.
L'avocat se tourne vers le Témoin d'Honneur.
— Je ne voulais pas dire écervelée.
Il montre son client.
— On m'impose ce terme écervelé.
Il s'incline continuellement.
— Rendez-vous compte : écervelée? Pas un autre mot qu'écervelée. Il refuse. Ecervelée, un point c'est tout.
A chaque répétition, la tête du Témoin d'Honneur s'enfonce davantage dans ses épaules.
— Vous direz écervelée, je dis écervelée. Je déteste ce mot écervelé. Pour moi, écervelée…
Le juge tapote son bureau avec un stylo impatient.
— Ah oui. D'accord, votre déférence.
Glissant comme sur des patins de feutre, il s'approche du Témoin d'Honneur.
— Déontologiquement, il me faut soutenir chaque instance de mon client. C'est pourquoi, Damoiselle be Hastros-Kriptel, je vous conjure de rejeter sans hésitation la demande faite par lui.
L'air pathétique du défenseur arracherait les larmes d'un orimepluffh.

Orimepluffh : Article de luxe vivant. Ses ennemis veulent lui faire la peau. Pour quelques sacs, on lui ôte la vie. N'ouvre pas son portefeuille sans penser aux siens. Nage en eau trouble. Dur à cuir. Un simple artisan est capable de le tailler en pièces. Entend des voies qui signalent le train.

— À savoir : que vous lui fassiez des excuses.
Juge et avocat s'écrient en chœur.
— NE LE FAITES PAS!
Le magistrat se dresse sur ses ergots pour pontifier.
— Compte tenu de votre nom, Damoiselle be Hastros-Kriptel, ce repentir se transformerait ipso facto en atteinte à la majesté du souverain. L'illustre devise dont s'honore la maison royale le stipule : "qui s'excuse s'accuse". Je serais contraint de vous faire incarcérer.
Il joint les mains.
— Personne au monde ne peut vous forcer à commettre un tel non-sens.
Tête baissée, elle reste un moment silencieuse. Puis elle dit d'une voix faible.
— Je vous prie, monsieur, de bien vouloir accepter mes plus sincères excuses.
Le juge se rassoit lourdement, anéanti. L'avocat et son client palabrent.
— Votre déférence, mon client signale que cette pimbêche — désolé — ne lui a même pas jeté un regard.
Elle lève le nez.
— Je vous prie, monsieur, de bien vouloir accepter mes excuses les plus sincères.
Ils reprennent leur discussion.
— Peut-on savoir ce qui se passe, maître Bujtrav?
— Mon client se plaint des paroles inaudibles.
Elle s'applique à forcer la voix.
— Je vous prie, monsieur, de bien vouloir me pardonner.
À en juger par les propos animés qu'échangent l'avocat et son client, l'affaire n'est toujours pas réglée.
— Qui y a-t-il maintenant?
— Selon ses dires, mon client n'est pas une bête sauvage : il possède un patronyme.
— Je vous prie, monsieur Jrauseilöen, de bien vouloir accepter mes plus profondes excuses.
La discussion reprend, plus orageuse que jamais. Le juge s'évente avec un sous-dossier.
— Il n'admet pas qu'on se dissimule derrière des lunettes noires.
Elle retire les lunettes incriminées.
— Je vous prie, monsieur Jrauseilöen...
L'avocat guette la moindre ébauche d'accommodement sur le visage de son client.
— …d'accepter mes plus profondes et sincères excuses.
Il se retourne enfin pour dire.
— Mon client accepte les excuses.
Sur ce, le juge tombe en syncope.

Le conseiller avance sur la pointe des pieds. S'emportant soudain, le tyran expectore une salve verbale dont chaque mot est acéré par sa prononciation aboyante des mauvais jours.

(Façon de parler : le despote ne connaît aucun jour bon.)

— Ce procès télévisé promettait monts et merveilles. Au lieu de cela, le ridicule s'abat sur la maison royale.
Il cravache une pièce de mobilier qui grince pour manifester son désaccord.
— Vous allez me le payer, Droumverlimuchf.
L'autocrate se retourne.
— Qui êtes-vous?
L'individu s'incline aussi bas qu'il le peut, au risque d'en faire craquer les coutures de son pantalon moulant.
— Glïnzhibitzlouille, Sire. Ephraptïomuklet be Glïnzhibitzlouille. Pour vous servir, votre Majesté.
Avec sa pochette, l'homme effleure le sol, comme si en mimant un dépoussiérage il voulait mettre en valeur son obséquiosité naturelle.
— L'O. O. O. doit annoncer une attristante nouvelle à votre Majesté. Le décès du grand conseiller be Droumverlimuchf qui fût emporté par une bleuïsse foudroyante. Il a souffert le martyr avant d'expirer.
— Dommage! J'aurais bien discuté avec lui, en compagnie de mon bourreau.
Le nouveau conseiller essaye de dissimuler ses crispations d'angoisse.
— Vous serez peut-être capable de le remplacer.
Les genoux du subordonné s'entrechoquent bruyamment.
— Sire, l'O. O. O. m'a choisi afin d'exposer la conclusion des derniers travaux.
Le nom du bureaucrate recueillit aisément l'unanimité des suffrages. Il en fut surpris.

(A part lui, tous trichèrent pour éviter la promotion.)

— Parlons-en. Un véritable fiasco.
Le monarque brutalise un guéridon rachitique. Apeuré celui-ci pousse un craquement plaintif. Non sans mérite, le subalterne parvient à s'incliner encore plus bas.
— Mille fois vous avez raison, Sire. Cependant que votre Majesté veuille bien me permettre de lui transmettre quelques informations toutes récentes, d'une grande importance.
— Vous n'avez pas intérêt à me décevoir, Glïnzhibitzlouille.
— J'entends bien, Sire. À notre grande surprise, les derniers sondages s'accordent pour donner le même message. La cote de popularité qui concerne votre Majesté est montée à un niveau étonnant.
Pour des raisons somatiques, le conseiller se redresse un peu. Son ossature craque de toutes parts.
— La procédure judiciaire nous l'admettons ne s'est pas déroulée comme prévu.
— Epargnez-moi vos circonlocutions.
— J'entends bien, Sire.
Discrètement, le subordonné fait un signe de rond.

Signe de rond : Geste religieux consistant à effectuer un mouvement circulaire avec l'index devant soi. Evoque le récit fondateur que les exégètes nomment "la pièce à Lui ".

— Si l'on considère que seul le résultat compte, il n'y a pas de quoi être désappointé.
Le despote va pulvériser un vase précieux avec sa cravache. Attendant la déflagration, le collaborateur se recroqueville. L'autocrate se ravise soudain. Il remarque que son ustensile commence à donner des signes de fatigue.
— Assurément vous risquez aussi de ne pas être désappointé, Glïnzhibitzlouille.
Pris d'un affolement irrépressible, le subordonné enchaîne quelques savantes révérences. A tout hasard.
— Le procès obtint un immense succès. La cote de votre Majesté dépasse aujourd'hui les plus optimistes prévisions.
— Mon nom a été bafoué.
— Sire, toutes les réponses concordent aussi pouvons-nous l'affirmer haut et clair : il s'agit d'une apparence trompeuse. La réputation de votre Majesté est restée glorieuse et sans tache. Nous ne relevons pas la moindre éclaboussure d'irrespect. Les bêtises de Damoiselle be Hastros-Kriptel n'ont aucune portée, sinon sur elle-même. Personne ne la prend au sérieux. Si bien que les spectateurs ont considéré ses excuses comme une sorte d'aimable plaisanterie.
D'un furtif coup de reins, il parvient aux limites de la verticalité.
— Maintenant l'O. O. O. souhaiterait soumettre une suggestion à votre Majesté.
— Organiser un nouveau procès?
Le rire jaune du subalterne se pétrifie en grimace.
— Juste une petite retouche, Sire.
L'autocrate retourne vers le guéridon.
— Le séjour en prison de mademoiselle Vealmioun est bien admis par les téléspectateurs.
Le meuble pousse une série de craquements désespérés.
— En revanche, tous expriment un même souhait : la nièce de votre Majesté ne doit pas rester trop longtemps incarcérée.
Il passe sans s'arrêter.
— Ne le cachons pas, c'est dans un but intéressé.
Il ouvre une vitrine remplie de cravaches somptueuses.
— Chacun attend impatiemment ses prochaines étourderies. Par ailleurs à notre grand étonnement, elle bénéficie d'une cote de popularité considérable.
Avec soin, il choisit un modèle parmi ses préférés.
— Argument supplémentaire qui prêche en faveur de cette relaxation.
— J'abhorre que mon nom soit daubé.
A l'association cocasse des mots, le subordonné esquisse l'ébauche du commencement du départ de l'amorce du démarrage de l'ombre du début d'un soupçon de sourire. Restant le dos tourné, l'oppresseur tonne.
— Ce que je dis vous amuse, Glïnzhibitzlouille?
Les jambes ramollies, il prend appui sur un fauteuil. Modèle typique que les dictateurs réservent à leurs invités : siège au ras du sol et grand dossier. Certains éminents visiteurs peuvent s'y asseoir.

("Accroupir" serait plus proche de la vérité.)

Les subalternes comme Glïnzhibitzlouille n'ont pas droit à de tels égards.
— Point du tout, votre Déférence. Je veux dire, votre Majesté Monumentalissime. Il s'agit d'un tic nerveux tout à fait involontaire. Je prie vous bien de vouloir m'en pas ne rigueur tenir, Majesté votre.
— Admettons!
En se contorsionnant, il essuie son front à l'aide d'un pan d'habit.
— Ainsi les fins stratèges de l'O. O. O. préconisent-ils que j'appose ma signature à la levée d'écrou.
Le ton ironique du despote se charge de férocité.
— Brillante trouvaille.
Le subordonné ouvre la bouche : aucun son ne veut en sortir. Après un gros effort, une voix de castrat écorche sa luette.
Permettez-moi, Sire Flamboyantissime, d'apporter une précision.
Non sans peine, il réussit à retrouver son mâle timbre.
— L'O. O. O. estime que votre Majesté Grandiosissime pourrait encore gagner quelques points dans les sondages en procédant d'une manière subtile.
— Dites toujours, Glïnzhibitzlouille.
— Il suffirait d'orchestrer une cérémonie durant laquelle votre Majesté gracierait mademoiselle Vealmioun devant les objectifs de la télévision.
L'autocrate essaye sa nouvelle cravache sur le cuir d'un canapé qui beugle d'indignation. Le subordonné se cramponne au siège qui lui sert de béquille.
— La cérémonie du pardon se ferait en "prime time". La popularité de votre Majesté Phénoménalissime ne pourrait que croître.
Le monarque opine du bonnet.
— Cela mérite une concession, en effet.
— Au sujet de mademoiselle Vealmioun, nos créatifs ont imaginé un subterfuge. Elle n'ouvrira pas la bouche et restera à bonne distance de votre Majesté Parfaitissime…

Dans les communs d'un bastion fortifié, passe une Vealmioun méconnaissable : dépeignée, démaquillée. Sa paire de lunettes a été rafistolée par elle-même, sans outils : une horreur. Cela lui permit toutefois de découvrir un point du règlement intérieur. La direction pénitentiaire ne fournit aucun instrument tel que : lime, scie, cutter, pince coupante, etc. Sa tenue de détenue est mal entretenue. Quelque chose comme une barboteuse dont la taille s'ajuste sous les bras. Son style s'inspire des sacs à pommes de terre. On se demande même s'il ne s'agit pas d'un véritable emballage destiné aux patates. La similarité est frappante : base avachie, tissu épais, bords effilochés, couleur terreuse, immatriculation imprimée au pochoir… De simples trous laissent passer les membres. Par ces frustes ouvertures, on aperçoit des parcelles de dessous mal taillés aux couleurs grisâtres : hideux. Ces tissus grossiers provoquent force démangeaisons. En particulier, s'agissant d'une peau délicate qui n'a jamais connu pareils tourments. Pas facile de se gratter quand on a les mains attachées, surtout derrière (chaque fois qu'elle le peut la malheureuse se frotte contre une paroi). Les liens qui enserrent ses poignets se prolongent jusqu'aux surveillantes : deux colosses. Suspendus à leur ceinturon ballottent : étuis, menottes, matraque… Elles tirent la prisonnière qui musarde, l'esprit ailleurs.
— Mesdames, pourriez-vous me dire où l'on s'achemine, s'il vous plaît?
Se répercute contre l'épaisse maçonnerie le claquement des bottes. Ses galoches informes glissent sur les dalles humides, avec la chaîne qui entrave ses chevilles. Le trio croise un chauffeur et deux jardiniers. Elle trottine gauchement afin de présenter à chacun des excuses.
— Que faisons-nous ici, mesdames, s'il vous plaît?
Elles traversent différentes salles. Ses excuses n'épargnent aucune personne rencontrée, en l'occurrence : mécanicien, page, écuyer.
— Mesdames, s'il vous plaît, puis-je savoir ce que tout cela signifie?
Marmiton, maître queux, saucier.
— Pourquoi ce déplacement, s'il vous plaît, mesdames?
Caviste, panetier.
— Où allons-nous, mesdames, s'il vous plaît?
Maître d'hôtel, laquais, commis, factotum.
— Mesdames, est-il possible d'obtenir une réponse, s'il vous plaît?
En dépit du mutisme réitéré, jamais ne perce chez la questionneuse l'ombre d'un agacement. Gouvernante, chambrière.
— S'il vous plaît, mesdames, existe-t-il une raison à tout cela?
Mannequin de couturière : à sa décharge, l'endroit est mal éclairé.
— Où me conduisez-vous, mesdames, s'il vous plaît?
Apprenti tapissier, doreur, serrurier.
— Mesdames, s'il vous plaît, peut-on me dire ce que nous allons faire?
Chambellan, groom, maître de ballet.
— Voyons mesdames, s'il vous plaît, vous est-il possible de m'éclairer?
Echanson, coursier.
— Je vous saurais gré, mesdames, de bien vouloir me renseigner.
Petit kiajmuvvh assis sur une chaise, qui ne se retourne même pas.
— Mesdames, seriez-vous assez aimable pour me fournir des explications, s'il vous plaît.
Aide de camp, huissier. Elles arrivent près d'une porte où se tiennent des hommes d'armes de taille gigantesque. Grâce au trajet labyrinthique, la détenue ne peut reconnaître l'accès au bureau royal. Plan imaginé par l'O. O. O. : sous l'effet de la surprise, elle restera pétrifiée. Evitant ainsi une quelconque bévue.

Bévue : euphémisme pour bêtise.

Bêtise : euphémisme pour catastrophe.

Elle s'excuse auprès des hallebardiers. La porte s'ouvre. Les gardiennes lui intiment l'ordre de se taire. Elle chuchote alors sa contrition. Arrivant comme une ombre, Glïnzhibitzlouille lui confie quelques recommandations au creux de l'oreille. Elle hoche la tête. Cet acquiescement repose sur un quiproquo. Elle crut qu'il accepterait volontiers des excuses au retour. On la délivre de ses attaches. L'éclatante lumière projetée dans la pièce l'aveugle. Apercevant une caméra, elle engage un mouvement de recul, mais les gardiennes lui barrent le passage. En tenue d'apparat aussi sombre qu'impressionnante, le despote entame son allocution. Ce discours incomba au meilleur écrivain fonctionnarisé de l'O. O. O. Un intellectuel surnommé "chef de gare" qui rédige ses textes avec une régularité ferroviaire, entre 9h38 et 10h67.
— Il ne faut pas galvauder le droit de grâce, c'est pourquoi je n'en use jamais. Pourtant j'ai décidé d'accorder un pardon exceptionnel à ma nièce.
Le reste fut rewrité par un spécialiste du mot creux (diplômé en logomachie).
— Vous me voyez maintenant debout au milieu de mon bureau qui est situé à l'intérieur du palais des Trembles.

Palais des Trembles : Son luxe écrasant démonte les plus blasés. Une succession de murailles concentriques où se nichent avec goût quantité d'armes high-tech le protègent. Sa surface équivaut à une agglomération spacieuse.

— Lequel se trouve dans la capitale de l'Holnirlaad.

Holnirlaad : Fédération en pire de territoires obligatoirement libres. Régime strict. Toutes les idées peuvent s'y exprimer à condition d'être celles de la direction idéologique. Négoce affranchi des moindres freinages compassionnels. S'étend au cœur d'un immense continent. Deux bras de mer. Plusieurs paires de côtes. Une bonne mine de sel. Bassin fécond. Possède une curiosité unique au monde : des montagnes plates.

— Plus grande puissance de notre planète : le Ftoukjir.

Ftoukjir : Corps errant de forme patatoïde. A beaucoup de magnétisme. Les pôles larges. Un manteau bien chaud. De belles végétations. Baptisé "la Mer" car plus d'eau le recouvre que de terre.

— Environné par deux lunes : la Grosse et l'Autre.

Lunes : Traînassent sur des orbes aléatoires. Deux cailloux vérolés dont un reste constamment invisible, encoconné sous d'épaisses couches de nuages toxiques (à part vingt minutes tous les quatre ans et demi). Accélèrent en début de semaine.

— Je parle moi, votre souverain, face à des microphones. Les caméras retransmettent mon image au travers d'objectifs constitués de multiples lentilles. Et vous, téléspectateurs, recevez ces signaux audio vidéo par le moyen de postes prévus à cet effet…

[Ce genre d'allocution dépourvue de toute information substantielle peut durer des heures. Les milieux diplomatiques l'utilisent abondamment. Il existe une variante appelée "langue de bois" (diffère par l'emploi d'un jargon particulier).]

Perdue au fond de quelque cogitation nébuleuse, elle n'écoute pas. Un flash éclate. L'identité de l'orateur se fait subitement jour dans son esprit. Tel un engin balistique, elle se jette aux pieds du monarque (dans le vrai sens du terme). Les gardiennes n'ont pas le temps d'esquisser un placage. Elle glisse et fend la pinède de micros qui s'agitent comme des srislasshs en furie.

Srislassh : Bout de corde vivant. Son tour de tête excède fréquemment sa largeur d'épaules. Porte des lunettes à monture d'écaille. Sa mauvaise langue est redoutée. Siffle à la perfection. Les flûtes le charment. Au coup de sonnette, ne pas lui ouvrir. Rampe devant ses supérieurs. Bien que n'ayant ni bras ni jambes ni chaise roulante ni auxiliaire médicale, cela ne l'empêche pas de s'empiffrer gaiement.

Telles des mâchoires d'étau, ses bras agrippent les bottes. Elle hurle.
— Je supplie votre majesté de bien vouloir me pardonner.
Ses pieds tambourinent contre le sol.
— Que votre Majesté accepte mes excuses les plus sincères.
— Un peu de tenue, Damoiselle Vealmioun.
Par tous les moyens, il cherche à se débarrasser du sac mou et collant.
— Que votre Majesté veuille bien me gracier. J'implore à genoux…
Pour agir en conformité avec ses paroles, elle hisse son postérieur. Ne pouvant relâcher l'étreinte des bras tétanisés, sa croupe retombe comme une masse.
— Je suis une étendue de boue.
Elle prend subitement conscience de l'antonymie du propos.
— Je veux dire : un océan. Non, trop prétentieux. Une flaque d'eau boueuse.
— Pensez à votre rang.
Elle pleure bruyamment. Elle pousse des cris stridents. Il se bouche les oreilles en grimaçant. Il parvient à dégager un pied. Il recule pour libérer l'autre. Mais elle reste cramponnée. Il la tracte en chancelant. Ses gestes désordonnés tournent au grotesque. Glïnzhibitzlouille asperge sa bouche d'aérosol pour combattre l'allergie qui survient après chaque grosse contrariété. Il en vaporise dans ses narines. Par acquit de conscience, il vise aussi les oreilles.
— S'il plaît à votre Majesté miséricordieuse…
Tout à coup, le pied emprisonné s'arrache de la botte. Emporté par son élan, le souverain va heurter un socle. Au sommet, le buste monumental à son effigie bascule et emboutit une vitrine. L'arcade sourcilière du tyran laisse échapper un monocle hautain. Le meuble s'effondre en vomissant d'inestimables cravaches. D'un bond en arrière, il évite de justesse le châssis. Résonne un fracas épouvantable. Broyé sous son talon, le verre correcteur rend l'âme dans un couinement imprécatoire de cristal immolé. Le dictateur claudique sur une chaussette rayée du plus inesthétique effet. Il s'immobilise : le palais ne cesse pourtant pas de trembler. Hagarde, elle martèle le sol à coups de botte. Sans en avoir conscience, elle vient de percer un mystère. Les semelles sont reliés électroniquement à une multitude de vérins dissimulés sous le parquet et derrière les murs. Le petit conseiller se frappe le front. Des boutons verdâtres éclosent sur son visage. Le despote vocifère.
— Eloignez cette créature avant que je m'énerve.
D'un même élan, les gardiennes fondent sur la perturbatrice. S'enroulant autour de la botte, elle refuse de s'en séparer. Elles emportent le tout. Glïnzhibitzlouille se souvient brusquement d'un ordre que lui seul peut donner. Il se précipite en régie. Avec des gestes convulsifs, il tambourine contre la cabine vitrée. Le technicien fait alors démarrer la cassette du discours préenregistré. Aussitôt le buste se retrouve perché sur son piédestal. Les cravaches sont rangées d'une manière parfaite. La vitrine n'a pas une éraflure. Et le monocle limpide avantage l'œil du maître. Autre étrangeté : le ton du monarque s'avère étrangement calme.
— J'ai décidé de pardonner à ma nièce pour différentes raisons, dont la première est la suivante…

(Une première raison ne peut suivre l'autre, sinon cette dernière devrait passer en premier. Quant à la susdite "dernière", elle ne l'est pas vraiment. Le plumitif qui rédigea ce texte devait peu réfléchir à son travail. Donnons quand même une explication. Par "suivante", il faut entendre : "qui va suivre". Et non pas : "qui vient immédiatement après".)

Fin